Premier vol

 

  Ca faisait un bon moment qu’on volait ensemble. Je savais qu’un jour pas très lointain ça arriverait, que je me retrouverais lâché tout seul aux commandes de l’avion. J’espérais que ce jour j’assurerais, mais j’arrivais pas à imaginer vraiment. Je ne voulais pas trop y penser non plus. David m’avait dit qu’il lui manquait les qualifications requises et qu’on aurait l’obligation de faire appel à un « superviseur » extérieur, un gars venu exprès pour garantir le bon déroulement des règles de l’aviation.
  Donc, ce jour là, comme il y avait que nous deux sur le terrain d’aviation, je suis parti une fois de plus l’esprit tranquille, pensant que le grand jour ne serait pas encore pour cette fois. Le ciel était bleu, c’était le début d’après-midi, et il n’y avait pas un souffle de vent. On a fait un premier tour de piste, comme d’habitude, avec remise de gaz pour un deuxième. La routine. Dans le dernier virage avant d’atterrir, David me dit :  « On met dix degrés de volets et maintenant on fait un complet. » O.K, je lui réponds. On s’approche tranquille et on atterrit, pieds sur les freins. David me dit : « Bon, on remonte la piste et on repart. »
  - Ouais, d’accord.
  Je quitte donc la piste et je remonte le taxiway. Arrivé en haut, je mets l’avion en attente et saisis la check-list que je reprends au niveau des essais moteur. Mille sept cents tours par minute. David ouvre la porte. Je le regarde et il descend tranquillement de l’avion.
  - Ben, qu’est-ce que tu fais ?
  Il a sa planchette à la main et son casque dont il débranche les prises.
  - J’te lâche. Maintenant tu continues tout seul.
  - Mais t’as pas le droit tu m’as dit ! Il faut le superviseur !
  - Non, non. Plus maintenant. J’ai passé l’agrément la semaine dernière et je peux te lâcher maintenant. Allez, tu fais trois ou quatre tours de piste.
  Là dessus il claque la porte, me fait signe de la bloquer de l’intérieur, et s’éloigne aussitôt d’un pas nonchalant vers les bâtiments, sans se retourner. Trois ou quatre tours de piste… Quand j’en aurais fait un, je serai déjà content ! Je suis seul dans l’avion. Le moteur tourne, l’hélice tourne. J’ai le tableau de bord devant moi avec tous les cadrans et je suis sensé décoller, tout seul, là dedans, maintenant. Ouais, ben c’était aujourd’hui le grand jour, que je m’dis. Putain, il va falloir que j’le fasse. Je peux pas rester là, des heures, arrêté, en train de me demander si j’y vais ou pas. D’un autre côté, j’ai un peu la trouille. Une fois lancé, je dois décoller, et ensuite, il faut absolument que je revienne en faisant un tour de piste. Après, faut que je descende et que j’atterrisse sans me vautrer. Le bordel… Si je rentre maintenant, je suis un dégonflé, et les autres fois, ça sera sûrement pareil, à tous les coups je reviendrai à l’aéroclub en reculant et en n’osant jamais me lancer. Merde, j’y vais. Check-list dans la main. On a dit : « Essais moteur, mille sept cents tours par minute. » J’enfonce la manette de puissance. Aiguille sur mille sept cents tours. Je coupe une magnéto. Ca perd quatre vingt tours. O.K. Je pense à rien d’autre. Deux magnétos à nouveau. Ca récupère les tours. Deuxième magnéto. Enfin j’arrive au bout de la check. Je la pose près de moi, sur le siège qui maintenant est vide. Je fais le message radio : «  Saint-Jean, un Cesna 172, Fox, Golf, India, Uniform, je m’aligne et je décolle sur la zéro sept avion. » J’ajuste la puissance, l’avion avance et je viens m’aligner en bout de piste. Je règle le conservateur de cap sur le QFU exact de la piste à zéro soixante quinze degrés en essayant le plus possible de ne penser à rien, en faisant comme si de rien n’était... Je suis en plein milieu de la piste. Elle s’étend loin devant moi avec le bouquet d’arbres au fond. Là, je ne peux plus reculer. Dans quelques secondes, je serai dans les airs. C’est MAINTENANT. J’enfonce la manette de puissance et je garde la main dessus. L’avion roule de plus en plus vite. 50 MPH, 55 MPH, 60 MPH, 65 MPH. Je touche à peine le manche et l’avion décolle. Je viens chercher 80 MPH en mettant le capot sur l’horizon. A trois cents pieds, je rentre les volets. Je contre au manche, le couple piqueur. Cinq cents pieds. Je débute le premier virage à gauche. Mille pieds. Je me mets en palier et tout de suite j’ajuste à deux mille deux cents tours par minute. Je me retourne vers la gauche et je surveille l’éloignement de la piste. Le cap est bon, je suis pile sur le repère du petit château d’eau au fond. Je vole. Je VOLE SEUL. Incroyable. Les maisons sont toute petites. Le ciel est splendide. Les lointains sont diffus. Je vire à gauche, deuxième virage. Je vois la ville que je vais longer. A ma droite, le siège est vide, complètement vide. Y a personne à bord que moi. Et je ne peux et ne dois compter que sur moi pour ramener l’avion et moi avec. Bordel, vaut mieux que j’assure. J’espère que c’était pas une idée inconsidérée que de vouloir apprendre à piloter un avion. J’arrête de penser. Je tire la réchauffe carbu. J’affiche mille sept cents tours. Quand l’aiguille de l’anémomètre est dans le secteur blanc, j’abaisse un cran de volets, dix degrés. Je longe la piste. C’est là qu’il faut que je revienne, pile au bout de ce mouchoir de poche. J’y suis toujours arrivé jusqu’à présent. Et aujourd’hui encore j’y arriverai. Le ciel est super lumineux, le ciel est immensément bleu. Message radio. Je vire encore à gauche. Je baisse la puissance jusqu’à mille cinq cents tours et je descends tranquillement. Radio à nouveau. La piste n’est plus très loin à gauche. Dernier virage. Je vérifie la vitesse et je sors trente degrés de volets. Je reste bien aligné sur le terrain. Je descends doucement tout en corrigeant l’alignement et ma position verticale. La piste approche. Ca va vite. Je suis très près du sol. Je coupe la puissance et j’arrondis. L’avion siffle. Les roues touchent. J’ai réussi ! Je suis super content. Du coup, je me décide tout de suite à repartir pour un autre tour. Je rentre les volets, je pousse la réchauffe carbu, et puissance max. Je redécolle. Ca n’est déjà plus pareil. Sensation grisante de l’épreuve surmontée. Je viens de réaliser mes premiers pas en autonomie à bord d’un avion. Et je ne suis plus le même qu’avant.
  Au retour, je remercierai chaleureusement David pour sa gentillesse et sa pédagogie calme et assurée. Je n’ai jamais stressé avec lui. Je n’ai pas transpiré pour acquérir les automatismes, ça s’est fait naturellement, comme un enfant apprend à parler ou marcher.
  Après trois tours, je m’arrêterais définitivement pour la journée. Avec David, on se félicite mutuellement. Le ciel est toujours aussi bleu, il fait beau et chaud. Aujourd’hui le monde a changé. Aujourd’hui je sais voler. Je rentre chez moi par les petites routes. Mon regard est différent. Je suis étonné de penser qu’il y a à peine une heure, j’étais là-haut tout seul.
 
 
 

© Nérac, 2002

 

 

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