J’allais avoir
vingt ans. Je venais de réussir mon bac ainsi que le concours
d’entrée à l'école d'infirmiers. Ca arrivait
après des années noires passées dans un lycée
technique dans lequel je m’étais fourvoyé. Le technique,
l’industrie, ses codes, ses valeurs, ne me correspondaient pas. Je
m’étais planté, et là, soudain, pour ainsi dire
au même moment, je réussissais mon bac qui, à
l’époque, valait encore quelque chose, et l’entrée à
l’école d'infirmiers. J’allais être payé trois
ans pour étudier sans être vraiment bousculé.
Mes parents possédaient un appartement vacant non loin de chez
eux, qu’ils me louèrent pour une somme modique. En quelques
mois, j’avais acquis l’indépendance financière et de
logement. J’entrais dans une période faste à tous points
de vue. C’est aussi au cours de cette première année
que je rencontrai Sylvia. Elle était belle, belle d’une beauté
agressive et sophistiquée. Elle était la plus jolie
fille que j’avais jamais eue et elle avait deux ans de plus que moi.
A vingt ans, je tenais pour la première fois entre mes bras,
ce que je prenais pour une femme, une « vraie » femme.
Elle était prof de français et savait jouer du piano.
C’était pour elle, de sérieux atouts pour me séduire.
Sa culture littéraire, bien qu’académique, était
réellement présente, ce qui ne manqua pas de m’impressionner.
Pour moi, elle sortait tout droit d’un magazine. C’était mon
héroïne de cinéma. J’avais l’impression d’avoir
décroché la timbale, d’avoir soufflé au vol,
une star en train de descendre les marches du festival de Cannes.
Du coup, j’en étais devenu aérien. Mes pieds ne touchaient
plus le sol. J’étais transfiguré, vivant mes heures
de gloire avec cette impression d’être moi-même extrêmement
important. Elle était maniérée, affectée,
fatale, mais je ne le voyais pas. Sa voix aussi était étudiée.
Elle en faisait varier l’intensité, le velouté, les
accents, pour produire des effets dévastateurs. Tout était
fait pour me capter, pour capter en général. Au téléphone,
sa voix soufflait : « Allô ! C’est Sylvia. Sylvia
TOUveeeeeet », annonçait-elle en accentuant bien franchement
la première syllabe de son nom pour finir dans un souffle torride.
Et moi, je gobais tout ce cinéma digne d’une vulgaire putain
à cent balles la passe. Je prenais tout pour argent comptant,
toute cette verroterie clinquante de bazar pour de l’or pur ou des
diamants taillés. J’étais tombé amoureux. Complètement,
entièrement, parfaitement. Ses paroles étaient devenues
pour moi la plus agréable des musiques. Les heures passées
sans elle n’étaient qu’attente insensée. Tout était
dédié à elle. J’avais le sentiment que l’univers
n’existait que pour la révéler. Elle se manifestait
sous toutes les formes que pouvait prendre le monde extérieur.
Le ciel qui bascule dans les dernières lueurs, c’était
elle. Un merle dans un arbre, c’était encore elle. Tout convergeait
vers elle, tout me la rappelait. J’étais envahi d’elle. Elle
avait rempli le monde, ne laissant plus d’espace à rien d’autre.
Elle n’avait pas le permis de
conduire et je la raccompagnais donc à Vincennes dans la fin
de journée printanière. On ouvrait les fenêtres
en grand et ses cheveux bruns volaient dans les odeurs alanguies.
J’avais l’impression que tous nous regardaient, qu’en nous voyant
passer, les gens s’arrêtaient. Vincennes. J’aimais ses maisons
cossues, ses bois, son soleil de fin d’après-midi. J’aimais
le bruit un peu étouffé de cette ville. J’aimais les
gens qui marchaient dans les rues, les vieilles dames qui finissaient
leurs emplettes du soir. J’aimais les petits sentiers qui se perdaient
dans les bois quand j’attendais au feu rouge. Quand j’avais ramené
Sylvia et que je rentrais, je continuais de l’aimer, j’étais
encore et toujours heureux, j’avais des provisions de bonheur pour
longtemps. Vincennes, Paris, le printemps, le monde n’avaient été
créés que pour moi, pour que je vive ces moments avec
Sylvia. Je roulais tranquillement, car le retour était presque
comme si j’étais encore avec elle. Et je le prolongeais. Je
sentais encore sa présence invisible sur le siège du
passager, à côté de moi. Il me semblait respirer
son odeur, et il m’arrivait de découvrir un cheveu d’elle,
preuve de sa réalité, et que je n’avais pas rêvé
les heures passées.
Une fois rentré, je l’appelais.
Je composais son numéro de téléphone avec la
même émotion qu’un cambrioleur affichant la combinaison
du coffre-fort. J’écoutais la sonnerie retentir, au loin, et
enfin elle décrochait. J’entendais d’abord le silence, puis
: « Allô ! », sobre, travaillé, calculé.
- Sylvia, c’est moi.
Sa voix était entourée
de silence. Je n’entendais aucun bruit derrière elle. Ni voix
de son entourage, ni bruits extérieurs. Je n’avais aucun moyen
de me faire une idée de l’endroit où elle était
car elle ne m’avait jamais invité chez elle. Je me contentais
de la déposer au pied de son immeuble. Je l’imaginais dans
une pièce fermée au mobilier élégant.
On parlait longtemps, mais de rien du tout en réalité.
Elle me distillait son charme en goutte à goutte comme on instille
une drogue ou un poison. Et ça marchait. J’étais hypnotisé,
suspendu au fil de sa volonté. Je buvais ses paroles. Leur
sens n’avait aucun intérêt, je voulais juste l’entendre
murmurer, chuchoter. Sylvia m’était devenue précieuse,
rare, essentielle, surtout nécessaire. Sylvia, c’était
le ciel bleu fait femme.
Quand elle venait, nous parlions
un peu, le strict nécessaire pour les convenances, et nous
allions très vite au fond du lit. Sylvia ne donnait rien ou
si peu, mais comme je l’aimais passionnément, son indigence
affective s’en trouvait masquée par le flot de mes propres
sentiments. En un mot, j’aimais pour deux. Je l’aimais follement.
J’aimais son corps et ses yeux noirs. J’aimais l’image qu’elle s’était
construite de toutes pièces et où rien de spontané
ou naturel n’avait place. J’étais tombé amoureux d’un
stéréotype. Ma vie, soudain, ne tournait plus qu’autour
d’elle. Et c’était d’autant plus frustrant qu’elle était
peu disponible. Dans l’espace de ces quelques mois de notre rencontre,
nous ne nous vîmes, en fait, que très peu. Toujours la
journée. Elle ne resta que la première fois la nuit
entière. Quand on avait baisé, elle me racontait quelques
anecdotes très superficielles qui restaient toujours à
la surface des choses puis elle repartait. Elle ne prenait aucun risque.
Avec si peu d’éléments personnels, j’avais peu de chance
d’avoir la moindre prise sur elle. Je passais mon temps à l’attendre,
à l’imaginer, à la rêver. Je pensais à
elle du matin au soir. J’écoutais Vinicius de Moraes et Maria
Bethania. Les accents déchirants de la chanteuse se plaquaient
exactement à ce que je ressentais. Sylvia reportait ou annulait
de plus en plus souvent ses visites. Je la sentais m’échapper.
J’avais refermé les bras sur du vide. Je meublais alors son
absence en lui écrivant des lettres amoureuses et poétiques.
A sa venue suivante, elle tentait de m’humilier en me rapportant ma
lettre annotée et corrigée en rouge. Je compris assez
vite, ( l’histoire ne dura que trois mois en tout ) que mon attachement
à elle ne serait que source de frustrations et de déceptions.
J’arrêtai donc de mordre aux hameçons qu’elle s’amusait
à disposer tandis qu’elle finissait d’en lancer. Je l’eue encore,
de loin en loin, au téléphone, puis elle n’appela plus,
et moi non plus. Ma grande histoire d’amour venait de prendre fin
sans que je ne m’en rende compte, comme ça, sans bruit, dans
la simplicité d’un coup de téléphone jamais rendu.
Elle m’avait déclaré, tu sais, tu peux toujours m’écrire
quand tu veux, si tu en as envie… Mais je n‘en avais plus envie.
Je ne lui en
veux aucunement. Elle m’a donné le support à l’émotion
trouble, intense et rare d’une histoire d’amour indélébile
où elle avait, en somme, peu de parts réelles. Comme
la fission nucléaire, je me suis entretenu tout seul, elle
n’était que la déflagration initiale. Elle n’avait,
en réalité, en temps que personne, aucune importance
et n’était que peu digne d’amour en vérité. Elle
m’a quand même donné, sans le vouloir, l’occasion d’une
expérience inoubliable. Que l’intention ne fut pas tout à
fait bienveillante n’a que peu d’importance, je ne la remercie simplement
pas. Mais je garde d’elle, le souvenir involontaire d’une émotion
jamais retrouvée.