Il
y a quatre ans que mon oncle est mort, à l’âge
de soixante sept ans. C’était un collectionneur, un collectionneur
d’antiquités. Il était fou du premier empire,
de ses soldats et de ses généraux, auxquels d’ailleurs,
il ressemblait physiquement en tous points. Il avait tout du grognard,
et semblait droit venu d’une illustre bataille. Il a passé
sa vie à dénicher toutes sortes d’objets de cette
époque. Il en a rempli sa maison, tout entière dédiée
au passé. Aujourd’hui, mon cousin, son fils, est hospitalisé
en unité psychiatrique. Il a quarante trois ans et paraît
parfois, marqué comme un SDF en bout de course. Il n’a
plus un seul parent depuis bientôt deux ans : sa mère
n’a pas tardé à suivre son mari.
Je suis venu voir mes parents, présents dans la maison pour
remettre un peu d’ordre après ses excès, et organiser
la garde de ses chiens le temps de son séjour. Depuis quatre
ans, la maison n’a pas bougé, ni à l’extérieur,
ni à l’intérieur. Quand je dis « pas bougé
», ça signifie que mon cousin n’a touché
à rien. Il n’a fait que se surajouter par-dessus ce qui
était existant.
La maison est une imposante bâtisse de village bourguignon,
dotée d’un parc paysagé, une maison de maître,
comme aimait à le dire mon oncle. Elle est très belle,
mais laissée à l’abandon. Le temps s’est
pétrifié et on dirait le château de la belle au
bois dormant. Les manteaux, parapluies ou chaussures sont toujours
accrochés au portemanteau ou rangées dans l’entrée,
et rien ne laisse supposer que les propriétaires ont disparu
depuis déjà longtemps. L’impression est étrange
et on a la sensation de pénétrer dans une sépulture
égyptienne où les morts emportaient avec eux les objets
du quotidien qu’ils avaient aimés. La pénombre,
due aux volets et rideaux tirés pour protéger les objets
de valeur de la lumière, est partout présente, et accentue
encore l’impression de mausolée. Je fais lentement le
tour de la maison. Les objets sont disposés avec une grande
sûreté de goût jusque dans les plus minuscules
détails. Il y a du style, de l’élégance,
de la rigueur, mais aussi de la rigidité. La maison est figée,
la vie arrêtée. C’est une maison musée,
un endroit où l’on passe, que l’on regarde, que
l’on admire même, mais où l’on ne vit pas.
La poussière a recouvert les consoles, les tables, les étagères,
les bureaux, les bustes, les cadres, les armes, les décorations,
les tapis, les tentures. Je promène mon regard tout autour
du salon, et je reconnais des objets qui ne me sont pas inconnus.
Je les ai déjà vus dans l’appartement où
habitaient auparavant, mon oncle et ma tante, ces objets précieux
et paraît-il si fragiles, qu’on n’avait pas le droit
de toucher, chaque pièce valant une fortune, murmurait-on.
On devait marcher comme dans un magasin de porcelaine en faisant très
attention de ne jamais rien accrocher ni faire tomber. Tout était
disposé pour le regard, uniquement pour le regard, une vraie
cage dorée. Mon oncle avait ainsi l'impression d'être
un aristocrate fin et important. Il avait remonté le temps
et pouvait exercer ainsi, sans le moindre mérite ni le moindre
concurrent, l’illusion d’un pouvoir social et militaire.
Ensuite, je monte l’escalier en pierre qui conduit à
l’étage. Au fond, à gauche, se trouve un petit
bureau. Je suis obligé d’allumer la lumière bien
qu’on soit l’après-midi car les volets sont entièrement
fermés comme ils l’ont toujours été. Chaque
centimètre carré des murs est utilisé pour présenter
une pièce ou une autre. Des baïonnettes, pistolets de
duel, cartouchières de hussards et grognards sont alignés
sur les murs. L’air est lourd. Ca sent le renfermé, le
confiné. Je m’avance vers le bureau. C’est un petit
bureau en bois sombre encombré de beaucoup de bibelots, revues,
livres et documents. Dans le cendrier, sont plantées quatre
ou cinq cigarettes abandonnées là depuis sa disparition.
Je dois faire un effort pour me persuader que mon oncle n’est
plus. Ca paraît presque impossible tant sa présence est
incrustée dans le décor. J’ai l’impression
qu’il est en bas ou à la porte, enfin là, très
près, juste derrière. Je m’approche d’un
fusil d’artilleur. Je voudrais l’effleurer… Mais
j’y renonce aussitôt… Mon oncle est toujours là
: « Non ! Pas touche ! », m’adresse-t-il, d’un
ton catégorique, les yeux noirs. J’aurais l’impression
de commettre un sacrilège. Je me contente de regarder, comme
avant, comme au musée. Un sentiment de vanité m’envahit
alors. Vanité de cette existence, de la sienne s’entend,
qu’il a consacré au culte des objets, oubliant l’essentiel,
les autres, les êtres humains, et son fils…
De cette vie, mon oncle est reparti les mains vides, abandonnant ses
chers objets à la marée du temps qui se chargera de
les disperser comme la mer noie le château de sable. Vanité
des apparences… Son importance n’aura été
que relative, et lui seul en aura mesuré la réalité
toute subjective. Je passe les rayonnages en revue. Sa présence
est derrière chaque chose, chaque ombre. C’est incroyable,
je n’arrive pas à comprendre comment il se fait qu’il
ne soit pas là. Il a toujours été au milieu de
cet univers étonnant, précieux et riche. Je n’ai
jamais vu, de toute mon enfance, ces pièces sans lui, jamais.
Il était là, gardien du musée. Conservateur et
gardien tout à la fois. Je ne sais pas où il a pu passer.
On a du mal à s’imaginer redevenus poussière,
les gens à l’ego surdimensionné. J’éteins
la lumière et je poursuis ma visite vers l’autre pièce.
Celle-ci est immense et le bureau qui trône au milieu est démesuré.
D’ailleurs, c’est plutôt le centre du Q.G. C’est
là qu’on prend les décisions stratégiques.
La pièce est taillée pour l’empereur lui-même.
Sur le haut de la cheminée, sont fixées en éventail,
des épées d’époque. Un gant articulé
d’armure est aussi exposé. Les bibliothèques sont
pleines à craquer de livres luxueux à la reluire de
cuir gaufré. C’est un monde de beauté ancienne
tout entier voué à l’apparence. C’est, recrée
en dehors du temps présent, le monde des puissants d’autrefois,
leur raffinement et tous les signes de leur statut supérieur.
La grandeur de l’Empire est tout entière concentrée
dans ces murs, et de voir surgir un de ces vieux généraux
plein de superbe et de morgue tenace, ne m’étonnerait
presque pas plus que cela. Ce qui est étonnant au contraire,
c’est la solitude et le silence de ces pièces désertes.
La corbeille, près du bureau, est remplie de paquets de cigarettes
vides, des John Player Special, « JPS » pour les connaisseurs…
Jusqu’où va se nicher l’attrait de la distinction
? Vanité encore…
Et je dois convenir que moi-même, j’ai été
sensible à son influence. J’en ai appris l’horreur
du mauvais goût et l’amour d’une certaine forme
d’élégance. Mais tout cela filtré, remanié,
arrangé, réapproprié, débarrassé
de l’éclat trop brillant, des sentiments de supériorité,
enfin… socialisé.
Il subsiste toujours chez moi, des traces de son passage sur cette
terre : un encrier ancien sur un socle de marbre, un vieux cadre avec
le portrait d’une sainte anonyme, un antique jeu de dominos
dans sa boîte de bois, des appareils photos du début
du siècle, et encore quelques autres objets acquis qu’il
ne renierait pas et que je lui dois, d’une certaine manière.
Malgré l’ampleur de ses défauts, tout n’était
pas mauvais. Rares sont les gens d’un seul tenant, d’une
seule couleur, d’une seule face. Je garde le souvenir d’un
personnage peu commun, en tous cas vivant, une espèce d’original
excentrique qui ne pouvait passer inaperçu, et laisser indifférent.
C’était aussi mon parrain. Malgré tout ce qu’il
était, j’y tenais, lui portais affection, et ne l’oublierai
pas. Notre attachement aux gens ne se mesure pas seulement en fonction
de leurs qualités et de leurs mérites. Heureusement
pour les plus défavorisés, les liens affectifs ne sont
pas toujours tout à fait raisonnables.