Salut !

 

  C’était un ami d’enfance. De ceux emmêlés si intimement et si quotidiennement à notre vie qu’ils font presque partie de nous, qu’ils sont un peu nous. Ils s’étaient rencontrés à l’adolescence et pendant vingt cinq ans ils étaient restés très proches, se donnant des nouvelles, se téléphonant et se voyant régulièrement même lorsqu’ils furent éloignés géographiquement. Ils cheminèrent ensemble, devenant adultes en se confrontant simultanément aux mêmes choses, dans le même environnement. Ils eurent chacun leur premier enfant à la même époque, et ils devinrent propriétaires de leur maison à peu près aussi en même temps. Michel aimait bien la douceur de caractère d’Olivier, son côté conciliant jamais conflictuel. Ils s’entendaient bien et Michel n’avait jamais pensé que quoi que soit pourrait un jour risquer de les séparer. C’était l’ami tel que le décrit si bien Maupassant dans ses nouvelles. Olivier avait d’ailleurs, beaucoup de ressemblances physiques avec Bel Ami, aussi bien pour la petite moustache de dandy qu’il arborait que dans l’allure svelte et bien proportionnée. Il avait toujours semblé à Michel que seule la mort pourrait les séparer et que si rien de malheureux, de façon irrémédiable, n’arrivait à l’un comme à l’autre, ils seraient toujours là, plus tard, âgés, à deviser tranquillement ou à plaisanter amicalement avec cet humour complice qui est la preuve des vraies amitiés.

Les environs n’avaient pas tellement changé. Cette partie de la banlieue n’avait pas été très transformée. Il y avait eu des aménagements, des rajouts, des superpositions, des remplacements, mais la majorité des constructions subsistait. On n’avait pas l’impression, même après plusieurs années d’absence, d’arriver en territoire inconnu. Il y avait toujours les vieilles maisons centenaires ou bicentenaires, la même disposition des routes, les mêmes arbres. Quand Michel passait, parfois, en voiture, sur l’avenue, il ne pouvait s’empêcher de jeter un œil à gauche, sur le pavillon de la voie Picarde. Comme si Olivier pouvait en sortir et lui faire un signe, comme s’il pouvait être un peu là, comme si le temps était immuable. Comme ça n’avait pas bougé, l’illusion était forte. L’extérieur étant identique à ce qu’il était autrefois, on ne comprenait pas très bien pourquoi l’intérieur aurait changé… Ce qui aurait été naturel, ç’eût été qu’Olivier sortît sur le perron, pour vaquer à ses occupations. Seul le crépi avait été refait. Extérieurement, rien d’autre ne semblait avoir été touché. La lumière de ce matin était la même. L’odeur des rues, mêlée à celle un peu fade, des platanes, était identique. Seules les années avaient défilé. La Seine coulait toujours, bleue parfois, avec des reflets dorés comme la mer.

Ca faisait maintenant trois, quatre ans que Michel avait mis un terme à leur amitié. Il devait bien convenir que les occasions de se voir étaient devenues de plus en plus rares, aucun des deux ne faisant plus, depuis quelques années, l’effort de parcourir les neuf cents kilomètres qui les séparaient. Ils ne faisaient que s’appeler au téléphone, et encore, n’y avait-il plus que Michel, Olivier étant fauché comme les blés. Sans travail, ne touchant plus qu’un maigre RMI, ils avaient convenu que Michel prendrait toutes les communications à sa charge. Du moins, le temps que la situation financière d’Olivier se redresse. Il l’appelait donc, parlant de ci, de ça, de leurs difficultés respectives du moment. Mais vraiment, Michel avait de plus en plus de mal à accepter tout ce qui s’était passé et ses façons de faire. Il ne comprenait pas comment Olivier avait pu faire ça, et comment il faisait pour continuer à garder des relations avec celle qui avait été sa femme, à lui Michel, des relations, semblait-il, même, régulières et assez intimes, lui avait-il dit. Ils discutaient souvent au téléphone, elle et lui, et parfois aussi, elle venait chez lui, à Bordeaux. Sûrement, le soupçonnait Michel, s’amusait-il à jouer un double jeu comme une espèce d’agent double, s’empressant aussitôt raccroché le téléphone, de lui raconter à elle, dans le détail, tout ce que celui-ci lui avait confié. Olivier lui assura même, qu’il ne serait pas impossible qu’il puisse, lui-même, se rendre chez elle. Michel le voyait déjà, comme dans une sorte de vision prémonitoire, déjeunant à la table de l’ordure qui l’avait supplanté et partageant une bonne bouteille avec le duo infernal. Cet amant providentiel lui avait rendu un fier service en le débarrassant de son odieuse femme, c’était certain, mais l’intention n’y étant pas, on ne pouvait lui en savoir gré… Michel essayait de se mettre à la place d’Olivier. Il imaginait la situation inverse, si sa femme avait eu un amant, et si leur foyer en avait été soufflé. Se serait-il conduit comme lui ? Ne l’aurait-il pas soutenu, lui, en prenant une certaine distance avec elle ? Si évidemment, il aurait été à ses côtés, car il était son ami. Il ne lui aurait peut-être pas toujours donné raison, mais il aurait été avec lui, c’était certain. Alors, il ne comprenait pas que l’inverse ne fût pas vrai. Ca le turlupinait tout le temps, comme en filigrane. Ca couvait sous la cendre. Et il en venait de plus en plus souvent à se poser clairement la question de savoir s’il allait ou non, l’envoyer par le fond. Et il sentait qu’il en était taraudé par l’envie, vraiment. Mais ça lui causait, en même temps, un vif tourment. « Expédier » à tout jamais un ami d’enfance, n’était, pour lui, pas une décision à prendre à la légère. Des gens qu’il considérait comme des amis, il en avait peu… Alors, avant de s’en séparer à tout jamais, il lui fallait bien peser le pour et le contre. Ils discutaient donc, comme si de rien n’était, alors même que Michel tergiversait en son for intérieur pour savoir si oui ou non, il allait rompre les amarres avec Olivier aussi. Il était attentif à ce qu’il lui disait. Il voulait essayer de comprendre ce qui l’animait. Il était à l’affût de ce qui lui aurait permis de le percer à jour. Un ami devait nous soutenir. S’il ne le faisait pas, lorsqu’on était enfoncé dans la merde jusqu’au cou, c’est qu’alors, ce n’en était pas un, pensait-il. Enfin, pas un vrai, au sens véritable. Et là, enfoncé dans la merde, il l’avait vraiment été comme jamais auparavant. Car il y était aussi question de ses enfants qui étaient pour lui ce qu’il y avait de plus important au monde. Il pensait donc, de plus en plus impérieusement, qu’il lui faudrait rompre avec lui. Ca lui faisait mal au cœur, mais il le fallait. Il avait d’ailleurs, pour un ami, très mal commencé à gérer le drame qui le touchait… Il avait tout simplement transmis à sa femme, la première lettre de son amant. Tout un symbole !! Si cela ne s’appelait pas un peu trahir, alors qu’est-ce que signifiait trahir ? Il avait joué les intermédiaires. Il avait reçu la lettre chez lui, dans sa boîte, puis, l’avait remise à sa femme en mains propres, sans l’en avertir lui, Michel, bien entendu, tout en en connaissant la teneur, et en étant au fait de la nature de leur relation, par ses confidences à elle. Quand Michel lui avait demandé des explications sur ses procédés, plus tard, il s’était défendu mollement, en arguant que s’il ne l’avait pas fait, ça n’aurait rien changé et qu’ils auraient bien trouvé le moyen d’entrer à nouveau en contact… C’était vrai, mais doit-on participer à un braquage de banque sous prétexte que si nous ne collaborons pas, ce sera quelqu’un d’autre ? Non, vraiment, il sentait bien qu’il avait de plus en plus de mal à accepter un ami d’une telle lâcheté. Pour qu’un ami demeurât un ami, il fallait qu’on l’estimât un peu, qu’on sût qu’en cas de coup dur, il ne prendrait pas la poudre d’escampette à la première occasion, qu’il essayerait d’être juste et ne chercherait pas toujours, à choisir la situation dont il pourrait tirer profit. Pourquoi fit-il cela ? Que lui avait fait Michel pour qu’il le trahisse ainsi ? Etait-ce l’envie ? Peut-être en partie, songea-t-il, car tout semblait lui réussir : il avait une jolie maison, une femme en apparence attachante, avec qui il avait l’air de bien s’entendre, deux beaux enfants, et une situation professionnelle avantageuse. Michel eut du mal à le réaliser, mais il eut l’impression que les ressorts humains étaient toujours les mêmes…
Alors Olivier n’avait pas participé activement à sa perte, et il n’avait probablement pas jubilé d’assister à ce carnage, mais Michel était convaincu que son malheur, d’une certaine façon, ne lui avait pas été insupportable. Sa chute avait adouci ses propres difficultés. En le voyant s’effondrer, il avait dû se sentir plus fort, par comparaison. Cela ne lui avait peut-être pas déplu tant que ça, et il n’avait pas bougé le petit doigt pour le soutenir.
De plus, que pouvait lui apporter la fréquentation de sa femme volage à présent ? Qu’avait-il espéré y gagner ? Pas grand-chose, en plus, croyait Michel. Le miroir aux alouettes sans doute… Peut-être crut-il que par l’intermédiaire de son amant à elle, il pourrait lui-même bénéficier de rencontres avantageuses… Michel ne savait pas ce qu’il crut gagner. En tout cas, il ne pensa sûrement jamais risquer d’y perdre un ami. Michel ne l’avait d’ailleurs pas mis en garde. Il aurait peut-être dû… il avait l’impression que c’était une de ses tendances. Peut-être pas toujours heureuse, d’ailleurs. Mais disons que, lorsqu’il prenait conscience qu’il ferait bien d’avertir les autres qu’ils devraient faire attention, il était déjà trop dégoûté d’eux pour avoir encore la moindre envie de maintenir leurs relations. Et il tranchait alors les liens sans sommation. Un jour donc, il se dit que ça n’était plus possible de se trimballer encore longtemps comme ça, ce faux ami. Il se dit que la prochaine fois qu’il l’aurait au téléphone, il lui dirait un peu sa façon de penser. Et cette fois là arriva dans la semaine qui suivit. Ils commencèrent à discuter comme d’habitude, puis Michel lui dit qu’il y avait des choses qui le gênaient dans ses façons de faire. Il l’interrogea :
- Tu sais qu’elle n’est pas quelqu’un de bien ?
- Oui, je sais, lui répondit-il.
- Et ça ne te dérange pas ?
- Non. Il n’y a pas grand monde qui m’appelle…
- Donc, supposons que Maurice Papon te propose de te payer un verre au café, tu y vas ?
- Oui.
- Ca ne te dérange pas ?
- Non.
- Tu me fais penser au régime de Vichy, tu sais ? Qui se disait se préoccuper des Français mais collaborait ouvertement avec les nazis.
- Ouais… ? grinça-t-il.
- Oui… Bon, je vais te laisser, déclara alors Michel.
- Oui, d’accord.
- Salut.
- Salut.
Ce furent leurs derniers mots et leur dernier échange. Sans qu’aucun des deux n’élève le ton plus haut que ça ou ne dise une autre parole acerbe supplémentaire. Rien de plus. Michel ne l’eut plus jamais au téléphone. Il n’avait pas de rancune contre lui. Olivier ne lui avait jamais nuit activement. Il pensait parfois à l’amitié qui les liait. Où était-elle passée ? Il n’y en avait plus trace. Il pensa à leur complicité ancienne. Tout ça avait disparu, comme si Olivier était mort. Et pourtant, ça n’était pas le cas. Il vivait quelque part, ailleurs. Et c’est Michel qui avait voulu cette situation. Il ne pouvait pas faire autrement car Olivier l’affaiblissait. Quelqu’un qui nous trahissait potentiellement ou réellement en permanence, nous affaiblissait, pensait Michel. Il ne savait pas trop ce qu’Olivier était devenu. Mais il y pensait parfois de loin en loin. Il croyait qu’il avait retrouvé un emploi après des années de chômage. Peut-être l’avait-t-il toujours conservé. Il vivait encore à Bordeaux dans un petit appartement en location dans lequel Michel n’était jamais allé. Il s’était séparé de sa femme lui aussi, et voyait régulièrement ses enfants, deux filles à peu près du même âge que les siens. Il ne savait rien d’autre de sa vie personnelle depuis ces trois quatre ans, il ne savait même plus exactement. Que faisait-il ? Avec qui ? Quel était son état d’esprit ? Il lui semblait que, loin de toute sa famille, il pouvait être probablement assez isolé. Il espérait pour lui qu’il n’était pas malheureux, qu’il ne se laissait pas trop aller à la facilité bien qu’il en doutât, ayant une certaine tendance à suivre les pentes inclinées vers le bas… fumant sans compter, buvant sans trop se restreindre… Et écoutant sans non plus trop d’esprit critique, le chant des sirènes, celui des donneurs de conseils qui n’étaient pas des payeurs. Michel avait bien peur qu’il ne dérivât vers des eaux troubles ou glauques… Au bout du compte, il l'avait sacrifié à cause de son ex femme, mais au fond, c'est lui qu'il regrettait vraiment.

Michel repensait au temps de leurs quinze ans où il venait régulièrement sonner au portail en fer de sa maison de banlieue, en agitant la vieille cloche bringuebalante fixée dans un montant. Elle tintait d’une plainte maigre et creuse, mais quand même suffisante pour qu’Olivier l’entendît toujours au bout de deux ou trois secousses. Sûrement, connaissant ses heures possibles d’arrivée, devait-il être particulièrement vigilant à ces moments là. Il sortait alors de chez lui avec son gros trousseau de clefs à la main et son sourire heureux de le voir. Il traversait la petite pelouse de son jardinet, tournait la clef dans la serrure et ouvrait le portail avant de lui serrer la main.
- Salut !
- Salut !
Michel refermait le portail et ils grimpaient dans sa chambre par l’escalier sombre et étroit à l’entrée de la cuisine, derrière une porte. Olivier lui prêtait ses disques de Johnny Halliday dont il aimait les chansons tendres qu’il enregistrait sur un gros magnétophone à bandes. C’était le temps des parties de cartes, des phantasmes romantiques, des rêves de réussite pour leur avenir facile. Ils croyaient que la vie serait simple et aisée, qu’elle serait comme ils l’auraient décidé, qu’il n’y avait, en somme, qu’à vouloir, et que leur existence et sa qualité ne dépendaient que d’eux. Ils pensaient qu’ils feraient sans difficultés, mieux que leurs parents qui s’étaient laissés englués dans un quotidien étriqué, sans grandes ambitions.

Leur vie à tous, a volé en éclats, avec leurs enfants ballottés entre leurs parents en inimitié, leurs amitiés rompues, leurs silences, chacun pour soi. Pour l’instant, ils n’avaient pas fait mieux. Ce serait même pire… Leurs vies ressemblaient aux films de Claude Sautet en une espèce de remake maladroit, grotesque et malsain de « Vincent, François, Paul et les autres ».



 

© Nerac, 2005

 

 

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