Un sacrifice

 

  A cette époque là, j’occupais un emploi administratif où ma tâche consistait à traiter les feuilles de soin des assurés sociaux en vue de leurs remboursements. Je travaillais dans un petit bureau d’un bâtiment ancien où l’annexe avait été détachée. J’avais une collègue sympathique au visage avenant. Elle s’appelait Juliette, avait des reflets roux dans les cheveux et des taches de rousseur. Etant seuls toute la journée, on avait pris l’habitude de discuter de choses intimes et personnelles comme de vieux amis. Elle était mariée à un brave garçon et nous échangions régulièrement sur nos couples respectifs. Il m’avait semblé déceler chez elle, au cours de nos conversations, comme une certaine insatisfaction mêlée d’un vague mépris à l’égard de son mari. Je devinais aisément qu’il ne répondait pas complètement à toutes les ambitions de son épouse et que son admiration à son égard n’était pas sans bornes. En milieu de matinée, elle m’apportait une tasse de café qu’elle avait préparé et nous relevions la tête de notre paperasserie pour nous accorder une pause dans notre labeur routinier. Quand il faisait bon, elle ouvrait la fenêtre, près de la table où étaient posés la cafetière et tous les ustensiles et elle se penchait au balcon pour contempler la ville. Je venais la rejoindre en touillant mon café pour bien mélanger le sucre puis j’approchais une chaise de la fenêtre pour changer de point de vue un moment. Elle s’asseyait près de moi puis nous bavardions.
- Pierre me cause des tracas en ce moment, m’annonça-t-elle un matin.
- Ah ? répondis-je.
- Oui, sa maladie qui l’handicape ne s’arrange pas… Ca fait maintenant au moins deux ans que ça dure et l’on ne voit pas d’amélioration.
- Ah… Et qu’est-ce que c’est ?
- On ne sait pas. Personne ne sait. On lui a passé une multitude d’examens et aucun diagnostique précis n’a pu être établi. Il semblerait qu’il y ait un problème neurologique d’une sorte ou d’une autre ou même de moelle épinière… On ne sait pas. Enfin, il a du mal à se déplacer, c’est variable et on ne sait jamais dans quel état il sera demain. Pour l’instant, il travaille encore, mais pour combien de temps encore si ça continue comme ça…
- Oui.
- On ne peut plus rien prévoir, ni voyage, ni activité sportive évidemment, rien. Car son état peut varier du jour au lendemain et nous contraindre à tout annuler au dernier moment. J’en ai marre !!
- Oui, bien sûr.
- J’en ai marre de me sacrifier pour lui. Je ME sacrifie pour lui. Je sacrifie MA VIE pour lui. Et je me demande des fois si…
- Tu sais, les sacrifices, ça ouvre toujours des interrogations. Déjà, celles de savoir si lui, l’aurait accompli pour toi, celui que tu sembles réaliser pour lui.
- Je ne sais pas…
- Ensuite, si tu crois qu’il en vaut la peine, quelle que soit la réponse obtenue plus haut.
Elle réfléchissait.
- Tu te demandes si tu ne ferais pas mieux de le laisser tomber ? questionnai-je. Pour ne pas être entravée dans ta liberté d’aller et venir, de voyager, de profiter de tes loisirs. Ton mari, il a des qualités humaines ?
- Oui, je crois.
- Il t’aime ?
- Oui.
- Tu l’aimes ?
- Avant oui. Mais là, j’ai l’impression que mon amour me coûte cher…
- Tu crois ? dis-je. Je vais te raconter quelque chose :

J’ai une amie. Quand je l’ai rencontrée, elle n’était plus toute jeune. Elle était loin d’être vieille cependant, mais sans doute que les épreuves qu’elle vivait devaient l’avoir alourdie, blanchie, fanée prématurément. Elle n’était pas laide, plutôt mince et vêtue le plus souvent d’une tenue classique. Le malheur n’arrange pas. Hélas, il en colle encore une louche supplémentaire et c’est la spirale descendante qui s’enclenche irrémédiablement. J’eus l’impression qu’elle avait déjà les cheveux gris ou du moins quelques mèches et le teint crayeux. Mais en y repensant, je n’en suis plus très sûr. C’était peut-être l’effet des évènements qui me la vieillit, son mari la trompant effrontément. En retrait, silencieuse, effacée quand je fis sa connaissance, on aurait dit une apparition évanescente de quelque dame blanche légendaire. Dommage. Avec une autre personnalité, elle eut pu se tirer mieux d’affaire… On est ce qu’on fait, dit-on. On est la somme de nos actes. Ca me semble à la fois vrai et faux. Vrai pour les autres. Ils sont ce qu’ils font. Souvent, on les juge et on se fait une opinion d’eux sur ce qu’ils font car on n’a rien d’autre que leurs actes. On n’est pas dans leur tête, elle n’est pas transparente et on ne la voit pas fonctionner comme dans les musées on peut voir les maquettes aux machineries complexes exposées derrière une coque de Plexiglas. On a accès, dans la boîte noire de leur cerveau, qu’à ce qu’elle produit : des actes. Alors que pour mon compte, je sais le plus souvent pourquoi j’agis ou n’agis pas. Si je reste impassible devant un affront, il n’y a que moi qui sache si c’est de la faiblesse, de la lâcheté, de la sidération ou une trop peu sensible tolérance à l’agression. L’autre interprétera le plus souvent ma réaction dans le sens qui l’arrangera le plus, le sens qui me dévalorisera, me diminuera ou carrément me noircira. Ce qui lui donnera raison de m’avoir traité comme il l’a fait… Je ne sais d’elle que ce que j’ai vu. J’ai discuté avec elle, quand même, aussi, quelques fois. La boîte noire s’est éclaircie et est devenue moins opaque comme le verre dépoli derrière lequel on peut discerner des formes se dessiner. Et je dois dire que je l’ai trouvée très indulgente. Trop. Excusant systématiquement tout chez son mari infidèle et pas franc du collier. Elle se faisait son avocat, l’avocat du diable, contre elle-même. Prenant parti pour lui, contre les autres qui tentaient de la défendre, elle, et de lui ouvrir les yeux. Et on pense forcément au syndrome de Stockholm. A la fois trop tolérante, permissive jusqu’à la complicité et en même temps obstinée, têtue inébranlablement, pour expliquer, comprendre et justifier le choix de ne pas rejeter ce mari malhonnête qu’elle s’était dégotée. Elle accepta longtemps la double relation que celui-ci lui imposait, tentant de faire croire aussi bien à sa femme qu’à sa maîtresse, qu’elle était la préférée. Il l’embrassait même en public comme un bon mari aimant. Et elle y croyait absolument, comme on croit en Dieu pour conjurer le sort. Ils avaient un enfant qu’ils avaient adopté et j’avais naturellement tout de suite eu la certitude que c’était de son fait à elle qu’ils n’aient pu en avoir. C’était une évidence, pour moi comme pour ceux qui les connaissaient et qui s’étaient confiés à moi, que c’était elle qui ne pouvait avoir d’enfant. Victime aussi de son mari, après avoir été en premier lieu, victime de la vie, en déduisait-on. Son mari lui imposait donc une liaison pour la punir en quelque sorte, de n’avoir pas été capable de lui donner l’enfant légitime auquel il aurait pu prétendre. C’était, je le répète, une évidence pour tout le monde. Lorsque, au hasard des conversations, le problème était soulevé, me dit-elle un jour dernier où elle me révéla tout, il laissait planer un vague et lâche: « On ne peut pas avoir d’enfants… », qui le dégageait de sa propre responsabilité qu’il n’assumait pas, en ne désignant pas celui des deux qui, bien malgré lui, et sans y être pour quoi que ce soit bien entendu, les empêchait de procréer. Le disant, il tentait bien aux yeux de tous, me fit-elle comprendre, d’insinuer insidieusement que c’était elle, la « défaillante ». Quelle ne fut pas ma surprise il y quelques mois, lorsque j’appris de sa propre bouche à elle, que c’était lui qui était stérile, et que le sacrifice de l’enfant légitime, c’est elle qui le fit. « Oui, m’expliqua-t-elle, je ne remets ni ne remettrai jamais en cause, l’amour que je porte à Igor, mon fils adoptif, mais l’ingratitude dont fut payée l’immense sacrifice qui me fut demandé et que j’accomplis à ce moment là, me reste, et me restera toujours en travers de la gorge. D’autant plus qu’en tant qu’homme seul, sans femme, il était loin d’être évident pour lui de pouvoir adopter un enfant. Et j’en suis à me demander à présent s’il ne se serait pas servi de moi. C’est pour ça qu’aujourd’hui, tu vois, je clame à tout va, et à qui veut bien l’entendre que ce n’est pas moi qui ne pouvais pas avoir d’enfants…Car il faut rendre à César ce qui est à César ! A présent, moi, je suis trop âgée pour en faire un. » Elle avait deux fines larmes qui roulaient sur ses joues en racontant cela. Et je compris parfaitement la rancœur et l’amertume de cette femme, de qui on avait trahi la confiance, et de qui, en quelque sorte, on avait volé l’enfant biologique. Là, c’était un sacrifice important. L’enjeu était tout autre que l’emploi du temps des vacances ou des week-ends prolongés.

- Oui, tu as raison, me dit Juliette.
- Tu devrais réfléchir suffisamment avant de prendre une décision si grave…
- Oui, je vais bien y réfléchir, m’assura-t-elle.


 

© Nerac, 2005

 

 

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