Je
m’étais rendu dans l’église du C. petit
village breton du bord de mer, pour écouter en concert, le
requiem de Mozart pour lequel, bien que l’appréciant
beaucoup, je n’avais jamais pris la peine de me déplacer
jusqu’à présent. Je ne suis pas un grand mélomane,
mais je suis sensible à la plupart des œuvres classiques.
J’allais donc chaque été, écouter l’orchestre
réputé qui revenait tous les ans. Le chef d’orchestre,
aux traits espiègles, et qui n’était plus un
jeune homme, m’était sympathique. Il était chauve
sur tout le haut du crâne, mais s’était laissé
pousser la couronne dont les longs cheveux blancs tombaient jusqu’à
la base du cou comme un chef d’orchestre de premier ordre
qui peut se permettre toutes les audaces. Sa femme, premier violon,
souriait souvent, le visage entier empreint d’une grande sérénité
comme si le bain de musique dans lequel elle se mouvait depuis tant
d’années, l’avait préservée des
griffures et des morsures de la vie. Je vais rarement au concert,
très rarement, mais je veux, quand je m’y rends, bénéficier
des meilleures conditions. Les places n’étant pas numérotées
et désirant absolument me trouver devant, j’arrivai
donc très en avance, trois quarts d’heure exactement
avant le début. Je veux discerner les expressions du visage
des musiciens, compter les grains de leur peau. Je veux les identifier,
les différencier, les connaître presque comme s’ils
étaient des amis. Je pus donc m’asseoir au deuxième
rang, le premier étant réservé pour de notables
privilégiés. L’église n’était
pas très claire, typique des églises bretonnes en
grosses pierres taillées. Je commençais à la
connaître même si je ne la fréquentais guère
n’étant pas croyant. Mais chaque été,
depuis quelques années, je m’y rendais régulièrement
pour les concerts. On y avait aussi célébré
les obsèques de mes grands-parents. Peut-être que j’y
passerais aussi un jour ou l’autre… Je veux dire, dans
la même église, pour les mêmes raisons…
Donc, quelques musiciens commencèrent à entrer et
à s’installer. Une jolie jeune fille aux lunettes un
peu trop recherchées, accordait ses timbales. Ca ne paraissait
pas particulièrement évident car le chef d’orchestre
qui venait d’arriver, vint s’entretenir avec elle et
quelque chose avait l’air de les laisser perplexe. Quand il
repartit, une dame qui le croisa lui demanda :
- Doit-on allumer la nef ?
- Bien sûr, c’est beaucoup trop sombre, répondit-il en levant
les yeux vers la voûte. Quelqu’un, au fond, qu’on ne
voyait pas, accordait son violon en jouant quelques mesures du requiem.
Dans les contre-allées, les gens étaient plus nombreux maintenant.
Une violoncelliste à l’air sévère discutait avec quelqu’un,
et assise parmi les bancs, à droite, une jolie jeune femme, dans
une élégante robe crème, contemplait l’espace central planté
de pupitres où bientôt prendraient place tous les musiciens. Elle
avait un joli visage, calme et doux. Elle disparut puis quelques
musiciens d’instruments à cordes uniquement, prirent place
sous les applaudissements du public, maintenant nombreux, qui emplissait
l’église. Le chef d’orchestre se retourna, nous annonça
le programme en le détaillant par des éclaircissements sur ce qui
faisait l’originalité des morceaux et commença par le divertissement
K136. C’était très beau, bien sûr, mais ce que j’aime
par-dessus tout, ce sont les voix que la musique habille. J’aime
les chanteurs lyriques qui m’emmènent dans un monde aérien
et parfait. Alors, quand vint la jolie soprano, simple et humaine,
la jeune femme que j’avais remarquée un peu avant, chanter
l’Avé Maria de Caccini, l’émotion s’empara de
moi sans que je ne puisse résister. Elle était belle et c’était
si pur. Elle chantait et c’était comme si sa voix tiraillait
mille petits fils invisibles reliés aux muscles de mon visage qui
tressautait, prêt à fondre en larmes. Je réussis quand même, au
prix d’un effort intense, à réfréner les sanglots qui venaient
me submerger. C’était divin, bien sûr. Pour un Avé Maria,
c’était le but recherché. Et il était atteint. C’était
d’une beauté absolue. Et je me suis mis aussi, soudainement,
dans la foulée, à aimer la jolie soprano si simple et si pleine
d’humanité. Elle ne portait aucun bijou et n’était pas
maquillée. Elle n’arborait que son dépouillement, sa coiffure
ample et sa robe lourde et sobre. Quel âge pouvait-elle avoir ?
Une trentaine ? Je ne sais pas. Son visage était marqué de discrets
et légers signes du temps qui la faisaient plus riche, plus proche,
plus intime. Ce soir là, je suis tombé amoureux de la soprano. Je
me dis « Peut-être justement parce qu’elle était soprano et
occupait le premier rôle cette fois là ? » Peut-être pas seulement.
Car surtout, ce qui m’attira chez elle, c’est la bonté
qui semblait émaner d’elle. Elle avait l’air généreuse
et bonne, de cette bonté simple et sans manière des gens du peuple.
Ce qui peut paraître paradoxal tant la musique classique semble
n’appartenir qu’aux aristocrates et n’être faite
que pour eux. Les queues-de-pie, les nœuds papillon, les chemises
blanches au col froncé, les souliers vernis, les robes de soie,
les bijoux sont le symbole de la classe aisée. L’accès même
à cette musique nécessite généralement d’y avoir été sensibilisé
pour l’apprécier. Elle reste encore souvent, l’apanage
des classes sociales plutôt favorisées. Mais elle, était touchante
par sa simplicité. On sentait cependant, à son regard parfois, qui
se perdait dans le public, qu’elle n’était pas naïve.
Elle avait dû travailler longtemps, de façon opiniâtre, et sa voix
si pure n’était pas qu’un don tombé du ciel et sans
mérite. Sa voix portait sûrement jusqu’au portail d’entrée
de l’église. Et elle paraissait pourtant si frêle… Quand
elle eut fini de chanter, un tonnerre d’applaudissements retentit.
Elle salua avec ce sourire charmant des yeux, heureuse d’avoir
donné du bonheur à ces gens. Elle s’éclipsa puis ce fut au
tour des musiciens de se lever et de se faire applaudir sous l’invitation
du chef d’orchestre qui les désignait. Puis ce fut l’entracte.
La scène se vida et l’église résonna des voix des spectateurs
qui commentaient la première partie. La soprano me faisait rêver
un peu plus que toutes les pseudos chanteuses stars des nouvelles
émissions de télé réalité… C’était d’une autre
classe, d’un autre niveau, et cela dit, sans arrogance ni
mépris d’aucune sorte. La jolie soprano, naturelle et si pleine
d’humilité, surpassait de loin, la clique des pimbêches
sophistiquées des plateaux télé qui servaient de modèle à tant de
jeunes filles. Je me demandais d’ailleurs, comment on pouvait
se faire bluffer par toutes ces apparences et ce chiqué. Soudain,
l’allée centrale fut parcourue du défilé des femmes qui formaient
le chœur. Elles étaient toutes habillées d’une chemise
blanche et d’une jupe noire, et remontaient l’église
pour aller s’installer debout, sur la plus basse des trois
estrades placées derrière l’orchestre. Puis elles furent suivies
des hommes en complet noir qui vinrent derrière elles encore, tout
en haut. D’autres musiciens surgis de partout vinrent s’asseoir
aux places qui leur étaient réservées : deux bassons, des violons,
des altos, un violoncelle, une contrebasse, des hautbois. En dernier,
dans le silence figé de l’orchestre immobile, firent leur
entrée, les quatre chanteurs lyriques : la douce et frêle soprano,
une alto de forte corpulence à la mine gouailleuse, un ténor à l’expression
réservée et une basse imposante qu’on aurait dite un lord
anglais, sévère et intimidant, venu tout droit d’une nouvelle
de Wilkie Collins. Ils furent tous vivement applaudis avant même
d’avoir commencé et tous les yeux convergeaient maintenant
vers les quatre derniers arrivés sur qui reposait toute l’attente
du public. Les quatre chanteurs lyriques s’assirent en même
temps, calmes et sûrs d’eux, le regard posé dans le lointain
et le chef d’orchestre débuta l’ « Introïtus ». Pour
la première fois, je regardais vivre le requiem, avec des visages
et des instruments, qui le faisaient n’être plus seulement
qu’une œuvre immatérielle. Le concert continua, ample
et lent, déroulant toute sa beauté tragique dans la petite église.
Personne n’osait bouger, faire un mouvement, de peur de troubler
le recueillement de ses voisins. C’était mélancolique et immortel.
Je n’avais d’yeux que pour la jolie soprano, mais pour
ne pas risquer de l’importuner, je m’attachais à ne
pas la fixer trop souvent ni trop longtemps. La violoncelliste ne
desserrait pas les dents et semblait en proie à un lourd conflit
intérieur. Une choriste avait le visage asymétrique sous l’effet
d’un étrange affaissement de la mâchoire qu’on eut dit
déboîtée par un vigoureux crochet du gauche. Toute cette assemblée
de gens endimanchés, debout et serrés les uns contre les autres
me fit penser à ces anciennes photos de mariage en noir et blanc
où tout le monde sourit de toutes ses dents. Les uns tous morts,
les autres vivants. Et les vivants n’allaient pas tarder à
rejoindre les morts. Dans combien de temps ? Presque rien. Même
ma soprano si attachante disparaîtrait bientôt. Et rien ne pourrait
l’en empêcher. En attendant, elle était assise là, à deux
pas de moi, humble et blanche. Soudain, elle eut l’air troublée
et même vraiment affectée. Elle regardait vers moi, en proie à une
émotion qui visiblement la bouleversait. Elle me fixa et tenta même
d’attirer mon attention en cherchant mon regard pour me communiquer
quelque chose. « Je rêvais ? Que me voulait-elle, me dis-je, là,
en plein milieu du dernier mouvement ? Avais-je été malencontreusement
insistant ? L’avais-je dérangé ? » Je n’arrivais pas
à croire que c’était à moi qu’elle s’adressait
et la musique continuait derrière, inconsciente de ce qui se passait
au premier plan avec la soprano. Maintenant, elle ne se souciait
même plus de sauver les apparences, elle était en pleine lumière,
avec presque tous les yeux de la nef braqués sur elle, et elle me
sommait muettement, mais avec insistance, de déchiffrer ce qu’elle
avait à me transmettre. Elle remuait de la tête et m’indiquait
du regard, une direction. « - Laquelle ? – Là, devant, un
peu à votre droite, compris-je qu’elle voulait dire. » Je
l’interrogeai, muettement aussi : « - Quoi, à droite ? –
Mais regardez donc, semblait-elle m’implorer, penchez-vous
! Vite ! » Je m’avançai, me penchant par-dessus le dossier
du premier banc et je découvris la spectatrice du premier rang,
à moitié effondrée sur son siège, la tête affaissée et les yeux
fermés. La place, près d’elle, avait été laissée vide. Il
manquait un spectateur. Je me demandai : « S’est-elle endormi
au beau milieu du concert tellement il la barbait ou bien est-elle
décédée au cours de l’exécution de l’oeuvre, tenant
absolument à rendre un hommage personnel en ne voulant pas laisser
se jouer en vain ce requiem magnifique ? » Je la secouai un peu,
mais elle avait l’air profondément endormi ou alors elle était
victime d’un malaise. Je ne savais que penser ni que faire.
Je jetai un coup d’œil à la soprano qui visiblement,
maintenant, avait l’air soulagée de voir que quelqu’un
avait pris les choses en main. Elle recommençait à respirer et à
se détendre. La spectatrice n’avait pas rouvert les yeux,
mais la soprano n’était plus l’unique témoin muette
et impuissante à agir, car clouée par la représentation. La voisine
éloignée, de la première rangée, tourna alors son regard vers moi
et découvrit enfin l’espèce de drame qui se jouait à deux
places d’elle. Elle se rapprocha alors de la spectatrice,
se pencha sur elle et prit à son tour le relais. Elle la secoua
un peu, mais sa tête vacillait, toujours abaissée et les yeux clos.
Elle recommença, plus insistante, et la malheureuse remua un peu
les lèvres. Elle semblait émerger d’un profond sommeil ce
qui, au premier rang, n’était pas vraiment normal. Une autre
personne se leva, s’approcha, et constatant l’incident
murmura : « Il faut appeler un médecin. Restez près d’elle,
dit-elle à sa voisine, je vais en chercher un. » Le requiem se finissait
maintenant. On devinait arrivées les dernières mesures. La soprano
avait retrouvé la petite lumière qui brillait dans ses yeux. Elle
resplendissait, avec aux lèvres, un sourire de contentement. La
dame, sur le banc, reprenait peu à peu ses esprits. Elle n’était
pas morte et sûrement tiendrait-elle le coup à présent. Le silence
emplit soudain l’église. Le requiem était fini. Le chef d’orchestre
se retourna et salua avec le petit sourire enfantin de celui qui
a mené une chose à bien. Une longue pluie d’applaudissements
se déclencha et tout l’orchestre se leva pour saluer. Tous
ces gens étaient heureux du plaisir qu’ils avaient procuré
et souriaient du bonheur modeste des artistes de talent. Je cherchai
à nouveau le regard de la si charmante soprano, mais je compris
vite que pour elle, j’étais retourné dans l’anonymat
des spectateurs. Elle avait eu besoin de moi pour secourir la spectatrice
en détresse, mais maintenant, j’avais disparu de sa conscience.
L’orchestre se leva et se dirigea vers la sacristie, suivi
de la diaphane apparition d’un soir qui ne jeta pas un autre
regard sur moi. Un mouvement de foule se fit, à laquelle j’emboîtai
le pas, songeant et rêveur. Le ciel était tout étoilé ce qui n’est
pas toujours le cas en Bretagne. Il y en avait de plus brillantes
que d’autres parmi les constellations. Je suivis le petit
chemin longé d’un mur de pierres et retournai chez moi. La
mer était très calme, on aurait dit la Méditerranée. Le phare du
Créach, à Ouessant, scintilla dans la nuit.