J’ai
accompagné au cimetière, hier, ma mère, qui
voulait se rendre sur la tombe de ses parents. Elle essaye d’y
aller assez régulièrement, en moyenne une fois l’an.
Je crois qu’elle préfère ne pas être
seule ce jour là. J’ai le souvenir de cette tombe
de granit rose depuis qu’enfant, déjà, je
m’y rendais parfois. J’ai le souvenir des fleurs artificielles
en plastique épais imitant très grossièrement
les vraies. D’importants progrès ont été
accomplis depuis et il est aujourd’hui difficile, souvent,
de discerner les vraies des fausses. La texture, la couleur, les
nuances de matière sont vraiment maintenant très
fines au point qu’il fallut, hier, s’informer auprès
de la fleuriste pour réaliser qu’elle ne vendait
pas de fleurs artificielles et que nous devrions en chercher ailleurs.
J’ai donc le souvenir ancien du cimetière de M. souvent
sous un temps maussade, avec ses fleurs en plastique piquées
dans les petits cailloux blancs de la jardinière incrustée
dans la pierre tombale de marbre rose. Si je me souviens bien,
il dut même y avoir, posées dessus, un moment, des
espèces de boules en verre avec des inclusions colorées.
Je n’aimais guère déjà, enfant, cet
endroit où finissait l’espoir irrémédiablement.
Mes sentiments n’ont pas changé à l’égard
de ce lieu triste et d’ultime désespérance.
Autrefois, j’aurais plutôt évité d’écrire
sur ce genre de sujet, mais je crois qu’il vaut mieux affronter
de face ce qui nous dérange ou nous éprouve pour
mieux le surmonter et lui tordre le cou. Je n’ai jamais
vraiment été confronté à la mort,
mais il faut bien se rendre à l’évidence,
quitte à redire une banalité : la mort fait intégralement
partie de la vie. Il vaut mieux donc, la regarder en face, pour
l’apprivoiser et l’accepter, au moins un peu. Si je
regarde un film banal des années soixante-dix, à
la télévision, un soir tranquille de la semaine,
je suis frappé par le nombre de personnes disparues. Ces
acteurs que j’aimais, auxquels j’étais attaché
ou que j’admirais discrètement ont, pour beaucoup,
sombré dans le néant. Ils faisaient partie de mon
monde, de ma vie, presque de ma famille, bien que ne les connaissant
pas vraiment, et près de soixante à soixante-dix
pour cent d’entre eux se sont volatilisés. La liste
est longue… Certains étaient déjà âgés
lorsque j’étais enfant, mais ils étaient vivants.
Aujourd’hui, ils ne sont plus : Jean Gabin, Lino Ventura,
Bourvil, Maurice Ronet, Romy Schneider, Michel Constantin, Yves
Montant. Pour certains, je ne sais pas : Serge Reggiani, Michel
Auclair, Raymond Bussières ? Le discret Paul Crauchet ?
André Pousse à la lippe dédaigneuse ? S’ils
sont encore de ce monde, ils doivent être bien âgés...
D’autres sont toujours là, j’en suis sûr.
Michel Piccoli, Alain Delon, Belmondo. Pour longtemps encore peut-être.
Loin de moi, l’idée d’hâter leur mort,
et j’espère, vivront-ils très vieux, mais
Piccoli n’est plus tout jeune et Delon non plus… Quel
jour étrange que celui où j’apprendrai la
mort d’Alain Delon si les choses suivent le cours normal
du temps. Pour moi, il s’est arrêté à
« La Piscine ». Il demeure et demeurera toujours Jean-Paul,
avec son pull écru, son jean délavé et ses
espadrilles noires… J’ai l’impression que mon
monde s’effondre doucement et inexorablement. J’ai
quarante trois ans et je suis confronté au temps qui passe
et qui me pousse chaque jour un peu plus vers l’avant. Je
ne suis plus « l’enfant » depuis longtemps,
même si je reste toujours celui de mes parents qui par chance,
sont toujours là. Je suis LE père, bien père,
et bien installé dans ce rôle depuis un moment. Le
père de mes enfants de treize et dix ans déjà.
La roue tourne inexorablement. Je regarde les vieux films en super
8 et j’ai l’âge que mon père avait sur
l’écran. A cette époque, il était mince
et souple : je serai bientôt papi. J’ai toujours été
un peu protégé de la mort. Je ne l’ai jamais
vraiment affrontée de face, même quand elle touchait
des proches de la famille. Les longues veillées mortuaires
d’antan ont souvent fait place, dans nos sociétés
frileuses et poltronnes, à une courte cérémonie
aseptisée vite expédiée. On n’a plus
guère le temps d’être vraiment au contact de
la mort, d’en ressentir la pesanteur et la finitude. La
mort, aujourd’hui, on ne la perçoit que par le vide
crée par un être disparu. Ma famille, autrefois relativement
nombreuse, a rétréci singulièrement. Mes
grands-parents, les oncles et tantes de mes parents, mes propres
oncles et tantes, tous ont aujourd’hui fichu le camp dans
la nuit des temps. Les générations suivantes apparaissent
doucement comme les épis de blé qui pointent leur
nez au-dessus de la terre : mes enfants et leurs cousins. Parfois,
je sens très nettement ce vaste cycle si semblable à
celui des semailles et des moissons. Le temps et la mort viennent
à bout de tout. Je pense au beau-père de mon père,
qu’on appelait pépé, fort comme un colosse,
que je voyais avec mes yeux d’enfant comme une espèce
de titan auquel rien n’aurait pu résister et qui,
à la fin de sa vie, était si diminué. Atteint
d’un cancer, on lui avait arraché le larynx et il
passait un temps considérable chaque jour, à se
faire aspirer dans sa chambre par toute une usine à gaz
médicale chargée de désencombrer et d’humidifier
son système respiratoire. Pauvre pépé si
costaud et un rien tyrannique, qu’on devinait, à
l’éclat bleu de ses yeux un peu humides, réduit
à fournir des efforts désespérés rien
que pour survivre. Amoindri, amaigri jusqu’à la fonte
de ses muscles, muet, presque entièrement sourd, il faisait
d’autant plus pitié qu’il avait été
vigoureux et conquérant comme lorsqu’il posait fièrement
sur une photo, devant la maison qu’il nous a laissée
et qu’il avait fait bâtir. On n’est jamais aussi
puissant qu’on le désirerait et on ne pourra jamais
dépasser le temps qu’on a à faire, celui moyen
d’une vie humaine qui, elle, rapportée ne serait-ce
qu’à l’échelle de l’histoire de
l’humanité, n’est rien ou presque rien.
Chez
le deuxième fleuriste, qui était plutôt un
marbrier vendant aussi des compositions florales artificielles
pour agrémenter les tombes, mon regard erra sur les épitaphes
qu’on grave sur les plaques de marbre. Je les lus avec attention,
les unes après les autres, et je trouvai bien tragiques
et ridicules ces bibelots funéraires mêlant le pathétique
à la vanité maladroite. Une plaque gravée,
en couleur, représentait un chasseur épaulant un
fusil et visant un volatile dans un paysage de forêt. En
dessous, figurait l’inscription « A Mon Grand-père
». Je trouvai cela vain et d’une ironie caustique
qui n’avait peut-être même pas échappé
au fabriquant spécialisé en fournitures de pompes
funèbres. Le chasseur qui donnait la mort et en était
si fier, était mort lui-même ! Poursuivrait-il ses
activités dans l’au-delà ? Mais surtout, y
aurait-il encore des animaux à trucider au Paradis des
chasseurs ? Sûrement pour ceux qui achetaient cet horrible
attirail. Le Bon Dieu avait dû remplir son paradis de bestioles
prêtes à se faire massacrer pour le divertissement
des chasseurs morts. Peut-être existait-il, derrière
le Paradis, un autre Paradis spécialement réservé
aux animaux morts, exterminés une deuxième fois
par les chasseurs défunts, des paradis gigognes en quelque
sorte… Ce genre d’élément décoratif
était décliné dans toutes les versions. On
avait le pêcheur vidant son poisson avec, en arrière
plan, un charmant petit port ou bien, les versions sportives représentant
un skieur, un motard, un tennisman ou un footballeur stylisé
en traits blancs sur fond noir. Comme si les âmes pouvaient
éprouver l’envie de jouer au foot…c’était
déjà tellement idiot sur Terre, comment pouvait-on
imaginer une partie céleste ? Par contre, je ne vis pas
de boxeurs. Ceux-là me paraissaient pourtant utiles. Pour
accueillir, d’une bonne mandale dans le portrait, tous les
salauds de la Terre qui essayeraient de pointer leur nez là-haut.
Il y avait aussi, des inscriptions en relief, toute faites, comme
les porte-clefs arborant des prénoms en séries :
A Mon Père, A Ma Mère, A Mon Grand-Père,
A Ma Grand-Mère, A Ma Fille, A Mon Fils, A Mon Neveu, A
Ma Nièce, A Mon Filleul, A Ma Tante, A Mon Oncle, A Ma
Femme, A Mon Mari, A Mon Gendre, A Ma Belle-Fille, A Mon Beau-Père,
A Ma Belle-Mère. J’ai tout lu, horrifié. Tous
les cas avaient dû être envisagés. Je notai
cependant que ne figuraient pas « A Mon Amant » ni
« A Ma Maîtresse » ! C’était affolant
toutes ces possibilités… A vous de choisir…
Moi, je n’en aurais voulu aucune. Je crois bien me souvenir
qu’il y avait aussi une stèle avec, « A Notre
Patron » qui m’a immédiatement fait sourire…
Après tout, tous ne sont pas des canailles qui passent
leur temps à humilier leurs employés et à
les exploiter sans merci jusqu’à la corde. Son magasin,
au marbrier, me donnait le bourdon. Je n’aurais vraiment
pas voulu bosser là-dedans, dans cette grande pièce
vide pleine de tombes en expositions, de crucifix, de Christs
exsangues pointés aux murs, de fausses fleurs pétrifiées
répandues partout avec, comme ligne d’horizon bouchant
la vue, les hauts murs gris du grand cimetière de ville.
On est reparti avec le pot choisi, direction M. Il pleuvait des
cordes et on s’est frayé un chemin entre le camion
du cantonnier, les tombes et la maisonnette du gardien du cimetière.
C’était fleuri. Les gens n’abandonnaient pas
leurs morts et nous étions pourtant loin de la Toussaint.
C’était ce qui nous différenciait des animaux.
En archéologie, on reconnaît, parait-il, entre autres,
les ossements humains de ceux des animaux, par les traces qui
témoignent d’une sépulture, ce que les animaux
n’ont évidemment jamais. J’ai lu aussi qu’on
avait découvert dans notre cerveau, à l’aide
de marqueurs radioactifs et de scanners sophistiqués, une
aire religieuse ou spirituelle dédiée, et réellement
différenciée du reste… Dieu existait-il ?
Pendant que ma mère arrangeait un peu les fleurs, j’allai
déambuler parmi les tombes. Une imposante stèle
en marbre noir attira tout de suite mon attention. En lettres
dorées, était gravé : « Commissaire
de police, Monsieur… », suivaient le prénom
et le nom. Là, ne gisait pas un homme, mais une fonction.
L’avait-il souhaité lui-même ou bien était-ce
le choix de ses enfants ? Commissaire de police jusque dans la
mort et pour l’Eternité. Où allait se placer
encore et toujours la vanité humaine ? Commissaire de police…
Je n’ai rien contre les commissaires de police, au contraire,
il en faut. Nous en avons besoin et ils sont utiles. Mais dans
quel but placer ce titre en lettres capitales sur une stèle
si ce n’est par vanité ? Et il y en avait d’autres,
des titres qui voulaient en imposer. Je découvris aussi
un Colonel et un Amiral dans les environs… Ca me donnait
un peu la nausée, cette tentative pour subsister coûte
que coûte, jusque dans la mort, et seulement désormais
qu’au travers d’un titre ronflant comme une baudruche
grotesque.
Je fis demi-tour et comme le grain forçait, nous arrosant
le bas des pantalons, on repartit vers la voiture, avec nos parapluies
malmenés, sans s’attarder davantage.
Georges
Brassens a écrit « Supplique pour être enterré
à la plage de Sète », Gabin a demandé
que ses cendres soient répandues dans la mer d’Iroise,
ma grand-mère repose au fond d’une urne, dans la
même sépulture que ses deux maris. Un jour qu’on
en discutait, ma sœur me dit : « Je préfèrerais
ne pas être incinérée, parce que là,
il ne reste vraiment plus rien… » Je ne sais que penser…
Les pauvres diables qui périrent le 11 septembre ont aussi
disparu en poussière sans qu’on retrouve nulle trace
d’aucun d’eux. Si le Paradis existait, ils mériteraient
moins que personne d’en être exclus sous prétexte
que ne subsiste d’eux, plus un seul atome. Alors je sais
bien que quand c’est fini, c’est fini, et qu’il
n’existe pas une façon que ça le soit moins…
Mais on se rassure comme on peut, et il me semble que je préfèrerais
malgré tout, la méthode traditionnelle de nos contrées,
qui a le mérite d’une longue expérience…
dans le petit cimetière de Lochrist, face à la mer
immense et bleue, au bout du monde.