Ils
étaient un petit groupe de cinq amis, (trois femmes et
deux hommes) et avaient effectué une bien agréable
randonnée dans la campagne. Après avoir longé
l'Ardèche un moment, ils étaient allés se
perdre dans un sentier qui serpentait en grimpant dans la forêt.
Le chemin, à un moment, s'ouvrait sur une carrière
mérovingienne d'où l'on extrayait autrefois, des
blocs de pierre pour y creuser des sarcophages. La pierre du rocher
était évidée sur un volume impressionnant.
Des blocs, bientôt prêts à être retirés,
se découpaient dans la masse, laissant bien visibles, les
lignes de découpe faites par les coins de bois qu'on avait
insérés dans des fêlures. L'endroit, peu fréquenté,
était silencieux, hormis les chants variés des oiseaux.
Il y avait des siècles, une foule d'ouvriers œuvrait
là pour produire les sépultures des personnages
influents de l'époque. Un panonceau expliquait que l'on
ne savait pas pourquoi l'extraction avait subitement cessée
sans que rien ne l'explique puisque de nombreux blocs auraient
encore pu être dégagés de la carrière
qui était loin d'être tarie.
Sébastien avait toujours été sensible aux
traces du passé et trouvait émouvant les témoignages
des hommes qui passèrent sur cette terre avant lui. Il
avait l'impression de se trouver encore plus proche d'eux lorsque
le lieu qui n'avait réuni que quelques personnes devenait
plus intime. Il avait comme l'impression d'effectuer un voyage
dans le temps. Il aurait été curieux lui-même
de pouvoir se transporter deux cents ou trois cents ans plus tard
pour voir l'humanité de demain. Il se dit qu'il était
l'humanité de demain de ces hommes là, trouva qu'il
avait de la chance et que cette idée était étonnante.
Ils se remirent en marche et le sentier à présent,
descendait pour rejoindre le cours d'eau. Ils rencontrèrent
une petite source dissimulée dans l'anfractuosité
d'un rocher. Elle roucoulait d'un gentil bouillonnement cristallin
dans la pénombre verte des arbres. Les trois filles qui
marchaient devant Sébastien étaient des copines
sympas avec qui il ne s'était jamais rien passé
avec aucune d'entre elles. Ces relations amicales avec des femmes
avaient le mérite de simplifier les choses... Plutôt,
pensa-t-il, cela risquait souvent de se compliquer lorsqu'on passait
sur un autre plan... Ainsi, cette possibilité de dégradation
des relations était écartée. Cette petite
randonnée était en fait, une balade estivale. Ils
enchaînaient les kilomètres, mais le rythme restait
toujours celui d'une promenade tranquille. Ils étaient
chaussés de simples tennis et ne s'étaient encombrés
dans leur sac à dos que de ce qu'ils avaient prévu
pour l'organisation du pique-nique du midi. Ils émergèrent
enfin au bord de la rivière et ne tardèrent pas
à tomber d'accord sur le lieu du bivouac, une petite place
d'herbe rase sur la berge. Il y avait une partie à l'ombre,
et du soleil pour ceux qui ne le craignaient pas. Chacun déballa
le contenu de son sac et l'on put choisir parmi tous les mets
mis en commun. Il y avait un bon saucisson de pays, deux salades
de crudités, du melon, du pain bien sûr, un cake,
du vrai comté de chez le fromager, du rosé dans
une thermos. On entama le repas dans un joyeux désordre
où les bras s'entrecroisèrent pour piocher sur la
nappe, les préférences de chacun.
- Qui a des nouvelles de Sylvie ? Il y a longtemps qu'on
ne l'a pas vue, s’enquit Claire, la petite quarantaine avantageuse.
Des cheveux bruns mi-longs, un peu bouclés, lui encadraient
un visage agréable et gentil. Elle portait une robe blanche
toute simple sur un collant sport.
- Moi, dit Cathy. Elle ne va pas très bien en ce moment.
Son copain, Philippe, avec qui elle avait rompu il y a quelques
mois parce qu'il ne s'engageait pas assez, selon elle, va se marier
cet été avec une petite jeune !
- Ah, fit Claire. C'est avec elle qu'il ne voulait pas s'engager
alors. Avec une autre, ça n'a pas l'air de lui poser de
problèmes... Elle se plaignait qu'il ne soit pas souvent
disponible pour elle le week-end. Il était trop indépendant
disait-elle. Et il ne lui laissait pas les clés de son
appartement alors qu'elle le faisait. Hum... Il valait mieux que
ça s'arrête là avant qu'elle ne se soit trop
attachée.
- Oui, parce que déjà, là, quand je l'ai
eue au téléphone, elle avait une voix éteinte.
- J'ai envie de vous raconter quelque chose que j'ai appris il
y a quelques jours... démarra Sébastien.
- Oui... ? firent-ils intéressés.
- C'est une connaissance du club de théâtre qui m'a
raconté ça. Vous savez, à la fin du cours,
on se retrouve au bar et on discute en prenant un verre. Cette
dame là a une amie. Cette amie, je la connais de vue, une
femme d'une petite cinquantaine d'années, élégante,
fine, assez classe... Et cette femme a une fille de trente trois
ans. Elle a dû l'avoir très jeune, sûrement
à vingt ans à peine. Cette connaissance m'a appris
que la fille de cette amie, venait d'apprendre qu'elle avait un
cancer ; un cancer du sein. Il y en a de deux sortes parait-il,
l'un moins difficile à traiter que l'autre, plus coriace
et beaucoup plus dangereux. C'est hélas celui-là
qu'elle a attrapé. Et ce qui m'a interloqué et me
laisse perplexe, c'est qu'elle m'a raconté que cette jeune
femme vivait avec quelqu'un jusqu'à il y a peu, qu'ils
avaient un petit garçon de trois ans et qu'à Noël,
elle avait découvert que son compagnon avait une liaison
avec une de ses collègues de travail. Pourtant, leur couple
était très fusionnel ; ils étaient aux
petits soins l'un pour l'autre, très attentifs l'un à
l'autre. Ils avaient même le projet d'avoir un autre enfant.
Quand la fille de cette personne a réalisé ça,
elle l'a sommé d'arrêter de voir sa maîtresse,
mais lui, il a répondu qu'il ne pouvait pas, qu'il les
aimait toutes les deux, qu'elle ne pouvait pas exiger ça
de lui. Alors, elle a fini par lui ordonner de dégager.
Et il est parti, mais elle s'est retrouvée dévastée.
A tel point que les médecins pensent que le choc est probablement
la cause du déclenchement de sa maladie, en l'espace de
moins de six mois...
Ce qui me laisse perplexe est moins le déclenchement d'une
maladie causée par un stress intense, un traumatisme émotif
que la situation précise qui l'a initiée. Tout le
monde perçoit aisément qu'un stress psychologique
qui déstabilise une personne peut, en affaiblissant l'équilibre
de son système immunitaire, parvenir à fragiliser
quelqu'un ou à révéler une maladie. Ce qui
m'intrigue, c'est ce qui se joue dans l’interaction des
trois personnes ; souvent il y en a même quatre...
Des histoires comme ça pullulent, tout le monde en entend
tous les jours, c'est devenu tellement banal... Ça a l'air,
à chaque fois, joué d'avance, comme un truc inéluctable
contre lequel jamais personne ne pourrait rien faire. Et pourtant...
J'ai du mal à penser qu'il n'y aurait pas une façon
de faire, meilleure qu'une autre, des règles de conduite
plus adaptées... Il existe en aviation, des procédures
répertoriées, cataloguées, qu'on s'entraîne
à effectuer régulièrement pour le cas où
des incidents surviendraient tels une panne moteur au décollage
par exemple. Les pires possibilités ont donc été
envisagées et les solutions les plus efficaces ont été
élaborées pour y faire face le mieux possible. Ça
ne sort pas d'affaire les passagers à chaque fois, mais
ça met le maximum de chances de leur côté.
Je crois, bien sûr, qu'une histoire d'amour peut déstabiliser
bien plus qu'un problème mécanique avec une machine,
mais peut-être que déjà, rien que d'avoir
envisagé l'incident avant même qu'il ait eu la moindre
ombre de début de commencement de se réaliser, pourrait
peut-être nous prémunir de son issue fatale.
Si je prends mon cas personnel, que je m'y arrête un peu,
m'y penche en toute honnêteté, pour la seule histoire
vraiment sérieuse qui ait compté dans ma vie, celle
où il est question de la mère de mes enfants. Au
cours des premières années, (je puis vous assurer
que mes points de repères temporels sont très nets)
alors que celle-ci était enceinte de notre fille, je peux
citer deux prénoms de jeunes femmes qui m'attiraient et
à qui je n'aurais pas dit non. Le cas ne s'est pas produit,
mais qu'aurait-il pu se passer si l'une d'elles s'était
montrée plus entreprenante qu'elles ne le furent ?
Je vais vous le dire. J'y ai réfléchi... J'aurais
trompé ma femme ! Oui. Je réponds oui sans
hésitation. Ça ne veut pas dire que j'approuve aujourd'hui
cette conduite que j'aurais pu avoir, mais, à ce moment
là, j'aurais agi ainsi, j'en suis convaincu. Là,
plusieurs cas auraient pu se présenter ; d'abord,
peut-être que rien, jamais, n'aurait été découvert.
Mais, si ma femme avait fini par être au courant de ma liaison,
de plus, à ce moment précis où, physiquement
et psychologiquement, elle était, de par sa maternité,
dans un état de faiblesse évident, il est clair
qu'elle aurait accusé le coup. Il m'aurait alors probablement
été intimé de choisir entre elles deux :
l'une dans un état de faiblesse immense, dévastée,
à ramasser sans doute à la petite cuillère
et l'autre, sûre d'elle, baignant dans l'euphorie de tous
les commencements de rencontres, presque triomphante déjà.
C'est affreux à dire, mais je crois que la plupart des
gens laissent crever celui ou celle qu'ils ont eux-mêmes
mis à terre ! Simplement parce qu'il est à
terre justement, en état d'infériorité, démoli.
Et que ça n'est pas beau à voir quelqu'un d’abîmé,
qui s'est pris des coups et qui implore grâce. Même
si c'est nous qui l'avons mis dans cet état. Qu'aurais-je
fait ? Je n'en sais rien, mais l'éventualité
qu'il m'aurait été donnée de filer avec l'autre
ne peut vraiment pas être simplement écartée
d'un revers de main... Et si je l'avais fait, j'aurais été
un vrai gros con ! Doublé d'un parfait salaud !
Mais un salaud banal, ordinaire, et si répandu...
Donc, si j'analyse bien les choses, c'est de voir sa compagne
ou son compagnon trahi, anéanti, qui le perd. Car c'est
un combat, purement psychologique, mais un combat quand même
qui se joue. Si la personne trompée ne se laissait pas
démonter, si elle faisait face et, à l'autre qui
cherche à l'embrouiller, qui lui déroule des kilomètres
d'explications insensées, elle lui balançait tranquillement : «
La porte est grande ouverte, tu la prends quand tu veux. »,
sans vaciller, avec l'assurance tranquille de quelqu'un qui peut
vraiment se passer de lui ou d'elle, je crois que le cours des
choses pourrait s'inverser, oui. Et même très vite.
Je crois que c'est cette crainte de perdre l'autre qui, en définitive,
paradoxalement, est une des causes primordiales de sa perte inéluctable.
Qui n'a pas en tête une de ces histoires là ?
- Moi, je peux vous raconter le cas d'une ancienne collègue
de bureau, commença Claire. Cette histoire date... d'une
petite vingtaine d'années. Au départ, ça
débutait de la même façon que ce que tu viens
de nous raconter. Le gars trompe sa femme. Ils ont deux petits
enfants. A cette époque, je l'ai vue physiquement fondre
littéralement. Je ne m'en suis pas tout de suite rendue
compte, mais soudain, au bout de quelques mois, j'ai réalisé
que ce petit gabarit de femme, d'un tempérament énergique,
s'était comme effacé. Elle s'était ratatinée,
racornie, elle avait presque disparu... d'anxiété
et de chagrin. Elle m'a raconté ensuite, ce qui s'était
passé. Son mari avait rencontré, au cours d'une
réunion syndicale, une femme qui devint très vite
sa maîtresse. C'était le moment des grèves,
en quatre-vingt-quinze, vous vous souvenez ? Pendant des
mois, il a entretenu cette relation au vu et au su de sa femme.
Elle était comme paralysée, tétanisée ;
elle était incapable de ne rien faire, ni même de
se confier à quiconque. Il lui avait imposé le silence
par cette phrase effarante qu'elle me rapporta par la suite :
« Tout ceci doit rester entre nous... ».
Et en effet, c'est ce qui se passa. Rien ne filtra, ni auprès
de sa famille, ni auprès de ses amis, ni auprès
de ses collègues de travail. Il l'avait isolée derrière
un mur de silence qu'elle ne se serait pas aventurée à
franchir, devenue gardienne de sa propre prison. Elle aurait peut-être
fini par disparaître tout à fait, à bout de
forces, emportée par une maladie opportune, ou bien en
ayant mis fin à ses jours d'une façon ou d'une autre
si elle n'avait pas été prise, sûrement par
l'énergie du désespoir, d'une espère de rage
subite qui l'avait fait appeler la fameuse maîtresse, régnant
au loin, dans sa tour d'ivoire. Elle lui avait donc téléphoné
et expliqué qu'elle avait deux jeunes enfants, qu'elle
ruinait son foyer et l'équilibre de ses enfants et qu'elle
lui demandait de laisser son mari. Puis elle avait raccroché.
La personne avait alors, dans la semaine, mis fin à la
relation qu'elle entretenait avec son mari.
- C'est parce que le type lui avait fait croire qu'il n'était
pas marié, lança Pauline. Il y en a plein des comme
ça. Elle ne le savait pas. C'est pour ça que la
fille a laissé tomber facilement. Sinon, elle n'aurait
pas lâché prise...
Pauline était l'intellectuelle du groupe. Du moins, elle
en avait le style : cheveux assez courts, maquillage minimum,
grandes lunettes et peu de fioritures dans l'habillement.
- Tu crois ? Pas sûr... Elle me confia que celui-ci
lui en voulut énormément d'avoir fait cela, disant
qu'il aimait passionnément cette personne. Il lui fit la
gueule pendant un mois en faisant même chambre à
part pendant cette période. Puis, il finit par se calmer
et revenir. Je lui demandai s'il s'était jamais excusé,
s'il ne lui avait jamais demandé pardon et elle me répondit
que non, jamais. Mais elle l'avait récupéré,
ils s'étaient retrouvés et ils avaient même
fini par convenir qu'à présent, entre eux, c'était
plus fort qu'avant. Je n'ai jamais su trop quoi penser de tout
cela... Le connaissant un peu, content de lui, assez rustre, grande
gueule, gras du bide, je me suis toujours demandée si cela
avait été vraiment une bonne affaire pour elle de
le récupérer. Elle était très attachée
aux valeurs familiales, et elle a réussi à préserver
la cellule familiale, mais n'aurait-elle pas été
plus heureuse avec un autre plus soucieux d'elle ? Je l'ai
toujours pensé au fond, mais je ne peux pas parler pour
elle ni me mettre à sa place. Elle aurait pu aussi, ne
jamais rencontrer quelqu'un d'autre, c'est une éventualité...
Bien qu'elle était mignonne et qu'elle le soit toujours
aujourd'hui. Maintenant encore, je ne parviens pas à savoir
si elle a bien fait ou non... Elle a atteint son objectif, en
cela elle a réussi, mais était-ce le mieux pour
elle ? Pour savoir cela, il faudrait savoir s'ils sont heureux
ensemble, s'ils forment un couple uni. Et ça, je ne l'ai
jamais su.
- Moi aussi j'ai une histoire de ce genre qui me revient en tête,
commença Cathy qui n'avait encore rien dit. C'est une amie
que je n'ai plus revue depuis longtemps... Les situations changent...
En fait, c'était la femme d'un ami proche de mon ex mari.
Ils étaient trois copains, et on partait en vacances tous
ensemble à cette époque. C'est au moment où
elle était enceinte de leur premier enfant que les choses
se sont déclarées. Il s'était dégoté
une maîtresse. En réalité, c'était
pas la première fois qu'il dérapait et cela aurait
dû lui mettre la puce à l'oreille. Donc, un soir,
pas mal de temps avant l'histoire que je vous raconterai ensuite,
elle avait invité une copine à dîner, chez
elle et son compagnon. La soirée s'éternisant, fatiguée,
elle avait fini par les abandonner au salon et partir se coucher.
Ouvrant un œil à deux heures du matin, elle était
allée voir ce qu'ils fabriquaient encore à cette
heure tardive et les avait surpris sur le canapé, elle
dans un déshabillage bien avancé et lui au-dessus
d'elle, lui prodiguant des soi-disant massages sur fond de blues
jazzy... D'après ce que j'avais compris, la copine pas
très fiable s'était rhabillée précipitamment
et avait pris la porte sans traîner.
Au moment où elle attendait leur fils, il avait remis ça.
Là, c'était plus sérieux car il finit par
aller s'installer dans un joli meublé dominant la tour
Eiffel et où il recevait sa maîtresse. Il revenait
tout de même régulièrement chez sa femme et
ne la quitta qu'à moitié, lui laissant sans doute
espérer un retour pas impossible. Il avait d'ailleurs pris
soin de ne pas déménager entièrement, laissant
sur place une grande partie de ses vêtements, un ordinateur
et des affaires personnelles, de façon à ce que
ses beaux parents, avec la complicité de sa femme sous
emprise, ne s'aperçoivent pas qu'il avait quitté
les lieux. Il prenait soin d'ailleurs, d'être présent
lors des visites ou des repas de famille, faisant comme si de
rien n'était, donnant extérieurement l'apparence
du gendre idéal. Lorsque l'enfant naquit, il instaura l'habitude
d'être souvent présent le soir pour le dîner,
dans l'intérêt de celui-ci, pour, se justifiait-il,
lui présenter l'image d'un couple parental uni... En début
de soirée, il tournait les talons et partait rejoindre
sa nouvelle conquête. Sa pauvre femme me confia plus tard,
avoir pleuré toutes les larmes de son corps au cours de
ces si nombreuses et longues soirées solitaires, abandonnée
avec son bébé. Elle était incapable de réagir
et de prendre activement part à la conduite des événements,
ballottée qu'elle était sur la mer démontée
qu'agitait son mari. Lors d'un été, nous le vîmes
nous rejoindre début août, après avoir passé
une partie du mois de juillet en vacances avec sa maîtresse.
Il intégra la tente conjugale le plus naturellement du
monde et ce ne fut que de nombreuses années après
que je réalisai la duplicité du personnage, la violence
qu'il avait faite subir à la mère de son fils ainsi
que le côté lâche et pervers de sa personnalité.
Pour l'entourage que nous étions, les vacances se déroulaient
aussi bien que les précédentes. Par le silence de
Cécile, (elle s'appelait Cécile) et la bonne figure
qu'elle s'efforça de nous présenter, nous ne devinâmes
jamais son désarroi et sa souffrance. L'ambiance était
toujours au beau fixe et nous ne remarquâmes jamais le profond
malaise dans lequel celle-ci était continuellement plongée.
Les années passèrent, semblables les unes aux autres,
sans que rien ne bougea. Quatre années en tout. Je sais,
ça semble complètement incroyable et fou, cette
femme qui se laisse faire, comme ça, si longtemps, incapable
de prendre le taureau par les cornes et d'arrêter une décision
plus active pour orienter le cours des choses. Mais c'est qu'on
oublie la force de la première direction suivie. Quand
on a pris un chemin, il est difficile de faire marche arrière
pour reprendre tout à zéro, parce que ça
demande des efforts encore plus grands qu'au début. Il
faut reconnaître qu'on s'est trompé, revenir au point
de départ et s'engager dans une nouvelle voie qu'on ignore,
dont on ne connaît pas l'aboutissement, en l’occurrence,
la possibilité de perdre son compagnon. Je vois vos airs
éberlués. Je sais, son compagnon, elle l'avait déjà
perdu, ou du moins, perdre un salaud de cette envergure, ça
n'était pas une perte, mais plutôt un gain. Mais
cela, elle n'était pas capable de le comprendre à
ce moment là, parce que déjà, rien qu'avec
les miettes qu'il lui restait de lui, elle avait l'impression
de ne pas l'avoir encore perdu tout à fait. Elle l'aimait
ou croyait l'aimer. Un amour pas du tout mérité,
ça va de soi. Mais l'amour souvent, n'est pas bien cohérent.
Oui c'est être bien faible. Oui c'est lâche. Mais
qui a toujours été fort et invincible à chaque
instant de sa vie ?
Au bout de quatre ans, il y eut de l'eau dans le gaz avec sa maîtresse.
Au début, elle voulait un enfant de lui, lui, ne voulait
pas (c'était encore trop tôt vous comprenez, les
nourrissons, il venait d'en souper, même si ça n'était
qu'en pointillés). Par la suite, il finit par accepter.
A ce moment là, c'est elle qui ne voulut plus (elle avait
peut-être réalisé à quel oiseau elle
avait à faire...) et elle en arriva à le larguer.
Du coup, il retourna auprès de sa femme qui le reprit aussitôt
sans conditions. J'avoue que je l'ai trouvée très
conne. Davantage encore lorsque je l'entendis affirmer un jour
qu'ils avaient traversé cette épreuve en s'en sortant
grandis ! Grandi... Elle récupérait ce salopard
et elle se sentait grandie ! Ouais... Là, j'ai commencé
à penser qu'elle était vraiment aux fraises. Enfin...
La vie reprit un cours normal après cette interruption
de quatre heureuses années pour lui, atroces pour elle.
Mais voilà-t-y pas, pour clore toutes ces péripéties,
qu'un an n'était pas encore passé qu'il remit ça
avec une nouvelle autre ! C'était reparti ! Cette
fois, Cécile se confia à ses parents et ne tarda
pas à le chasser définitivement de sa vie. Évidemment,
c'est par là qu'elle aurait dû commencer ! Que
de temps perdu et de souffrances vaines !
Je ne sais pas ce que sont devenus tous ces protagonistes. Je
serais vraiment curieuse de savoir ce qu'ils font, ce qu'ils pensent,
où ils en sont. Je n'en ai aucune idée, mais je
crois qu'aucun des deux, sûrement, ne s'est très
éloigné de ce qu'il était déjà...
- Pauvre fille sous l'emprise de ses illusions... dit Pauline.
- D'après les dernières nouvelles que j'eus quand
même par personnes interposées, reprit Claire, lui,
aurait eu un enfant avec sa dernière maîtresse en
date, celle avec qui il était quand sa femme décida
de le quitter. Depuis rien. Je ne sais absolument plus rien d'eux.
- Ce qu'on peut remarquer et qui est commun au moins à
deux des histoires que l'on vient d'entendre, continua Pauline,
c'est l'isolement que tente de mettre en place celui qui entame
une relation ailleurs. Isolement établi par le tarissement
de la parole, en réclamant à chaque fois le silence
sur ce qui se passe. En cachant aux yeux des autres, et à
leurs oreilles, les faits qui se déroulent au sein du couple.
Car ce sont les autres qui pourraient apporter du soutien à
la personne bafouée, qui pourraient l'aider à prendre
conscience du malsain de la situation et la faire se rebeller
face à ce qu'on lui impose.
- Je pense, dit Sébastien, qu'il ne faut jamais s'abandonner
entièrement à quelqu'un d'autre, jamais. Bien sûr,
on peut faire confiance et l'on doit faire confiance ; il
ne s'agit pas de sombrer dans la paranoïa. Mais jamais aveuglément.
Jamais sans garder un œil sur l'autre, jamais sans conserver
un contrôle minimum, une prudence de survie... Car personne
jamais, n'est à l'abri de se tromper, d'être manipulé,
de dériver, de changer, d'agir contre nous...
- Je connais un couple, intervint Pauline, qui s'entend très
bien. Ils sont aux petits soins eux aussi l'un pour l'autre. Pourtant
ils se trompent, au sens qui signifie qu'on va voir ailleurs.
Mais ils ne se trompent pas dans le sens d'une dissimulation à
l'autre car chacun est au courant de ce que son partenaire fait
ou pas. Ils sont échangistes, et j'ai l'impression que
ceci évite bien des complications... Ce n'est pas aussi
facile que ça, m'a confié la femme de ce couple.
Rien n'est absolument évident et l'on ne passe pas soudain,
au paradis du couple, sur terre. Mais au moins, il semblerait
que les ruptures soudaines et explosives soient plus rares car
les raisons moins fréquentes. C'est vrai que dans bien
des cas, les couples se séparent souvent à cause
de l'infidélité de l'un ou de l'autre. Alors qu'ils
s'entendaient bien autrement. Et ceci après parfois des
années de vie communes satisfaisantes. C'est dommage...
Je me dis que l'échangisme serait peut-être une solution...
ou peut-être une plus grande tolérance à l'infidélité.
Vraiment je ne sais pas. Je dis ça sans aucune certitude.
Mais il faut bien reconnaître que le couple, de par son
fonctionnement, tel qu'il existe dans nos sociétés,
n'est pas très viable à long terme. Ce que l'on
peut regretter... Pourquoi sommes nous aussi exclusifs en amour ?
Nous ne le sommes pas autant en amitié et cela ne nuit
pas à nos relations amicales. J'ai des amis, femmes, qui
ont d'autres amies femmes et ça ne me dérange pas.
Je ne leur en tiens pas rigueur du tout. Vous me direz :
« Oui, mais il n'est pas question de sexe là-dedans ! »
C'est vrai. Mais est-ce pour cela si différent ? Je
n'en suis pas convaincue...
- Dans le genre relations multiples, reprit Sébastien,
je connais un gars... Vous le connaissez peut-être, il est
connu sur A... C'est une petite ville de province où tout
le monde se connaît et où l'on sait tout sur tous.
Donc, ce type est une véritable caricature de « l'homme
à femmes ». Je le connais un peu car il était
au club de billard avec moi lorsque je prenais des cours. Il a
soixante trois ans, nous a-t-il appris un jour, très mince,
le visage effilé, yeux bleu, regard filtrant. Il porte
sur la nuque, un petit cadogan gris qui doit compenser sûrement
son crâne dégarni. Jean, santiags, chaîne en
argent à gros maillons sur un torse poilu qu'une chemise,
rose souvent, et constamment ouverte, laisse admirer... Vous imaginez ?
Il n'est pas déplaisant, plutôt sociable et causant
facilement. Ah ! J'oubliais, c'est un détail, mais
d'importance dans l'art du parfait séducteur : il
mâche sans cesse un chewing-gum. Vous riez !! Moi aussi
j'ai ri, mais ce type d'individu, qu'on croirait tout droit sorti
d'une galerie de portraits d'un blog à l'usage des jeunes
femmes à la recherche de l'âme sœur, dans le
chapitre « Faux amis » ou « A
éviter », les attire paradoxalement comme un
aimant ! Un vendredi soir où l'une de ses conquêtes
était venue le chercher à la fin du cours, il nous
raconta, à moi et à l'un des autres joueurs, et
sans aucun complexe, son mode de vie... Il faut vous dire d'abord,
que la très jolie jeune femme venue l'attendre avait à
peu près trente ans de moins que lui (elle nous le confirma).
Fine, féminine, la chevelure lui descendant jusqu'aux fesses,
elle avait un indéniable charme coquin. Elle se pendait
à son cou en l'appelant mon bébé et semblait
amoureusement conquise. Jean-Max, c'est son prénom, nous
apprit, tandis qu'elle se dirigeait vers le bar du club, qu'il
l'avait rencontrée dans un cours de dessin organisé
par la ville. Elle était sa dernière conquête
et venait se placer en quatrième position sur la liste
de ses maîtresses actuelles. Là, il expliqua, à
notre grand étonnement, que gérer quatre femmes
en même temps n'était pas de tout repos, même
si ces quatre femmes étaient toutes au courant de l'existence
des autres ! Elles le réclamaient toutes et le plus
difficile, nous assura-t-il, était de ménager l'exigence
de chacune de n'être pas délaissée au profit
des trois autres ! Il essayait de se faire plaindre et je
ne pense pas qu'il faisait de l'humour. Ensuite, il voulut nous
donner quelques tuyaux, à moi et à Bernard, l'autre
joueur de billard. Il nous dit : « Les filles,
faut savoir les écouter. Faut se montrer attentif et avoir
l'air de les comprendre. C'est la seule chose à faire...
Faut pas non plus exagérer ni en faire des tonnes, mais
c'est un très bon départ pour engager une relation
sous de bons auspices. Et puis, les compliments, ne pas hésiter
à y aller... »
- C'est vrai, confirma Cathy, je vois qui est ce type. Tout le
monde le connaît ici, à A... Il hante toutes les
petites représentations musicales qui ont lieu dans les
bars d'A... à la période estivale. Vous savez, ce
sont ces concerts offerts très régulièrement
tout au long de l'été dans un bar différent
à chaque fois. Ça peut être aussi un restaurant.
Bravant les interdictions, il gare (pour compléter la panoplie...)
sa voiture de sport décapotable rouge le plus près
possible du lieu où il se rend, de manière à
ce que tout le monde le remarque. S'il le pouvait, il s'arrêterait
sur la terrasse, au milieu des chaises et des buveurs. Puis il
sort dans un claquement accentué de portière, accompagné
le plus souvent d'une femme différente. Aucune n'est de
second choix et toutes ont l'air subjugué. Il reste un
moment debout dans la foule, droit comme un i, non loin des musiciens,
la chemise ouverte pour exhiber son ventre plat, la main rentrée
au tiers sous la ceinture dans le pantalon, la joue presque creuse,
le regard inaccessible et à la fois malicieux, dominant
les nombreux anonymes de son allure si particulière.
- Et vous savez ce qu'il fait dans la vie ? questionna Sébastien.
Vous donnez votre langue au chat ? Il loue des kayaks sur
les bords de l'Ardèche. Oui, fit-il, joignant le geste
à la parole en opinant ostensiblement du bonnet. Séducteur
jusqu'au bout des ongles, jusqu'à son activité professionnelle
si glamour ! Toujours en maillot de bain, bronzé à
mort, en contact rapproché avec une multitude de jolies
jeunes femmes tout l'été ! Ça vous offre
des opportunités, non ? Sa dégaine, son style
outré font des gorges chaudes dans le cercle restreint
de notre charmante ville de province. Malgré toutes les
réserves, pour le moins, que j'ai sur le personnage qui
est à mille lieues de ce que je suis et de mon idéal
masculin, on ne peut contester son efficacité sur le plan
de l'abattage de chair fraîche, et cela en dépit
de son âge, on peut le dire, assez avancé tout de
même... Eh bien, je vais vous dire une chose, moi qui galère
dans la recherche de l'âme sœur, j'éprouve un
certain respect pour ses exploits en série !
- Mouais... temporisa Pauline, sais-tu que ce mec est pété
de tunes ? Ça facilite les choses... En plus de louer
des kayaks, il vend des glaces dans des petites cahutes sur toutes
les départementales du coin à des kilomètres
à la ronde et possède plusieurs restos le long de
la rivière. Son cabriolet Lamborghini n'est là que
pour annoncer la couleur aux petites grues vénales qu'il
trouve sur son chemin.
- Peut-être, dit Sébastien, mais pas sûr. L'argent,
le pouvoir, la notoriété sont aphrodisiaques, en
tout cas pour les femmes, même si elles n'en ont pas toujours
conscience. Ça remonte à la nuit des temps, quand
il était plus viable pour sa survie d'être la femelle
du plus fort, donc du chef. Les femmes aiment les gagnants parce
que dans leur sillage, elles sont éclaboussées de
leur gloire et de leurs avantages. La fille du billard avait vraiment
l'air sincère et sous le charme stéréotypé
de ce gars. Je ne suis pas certain qu'elle ait calculé
son degré d'aisance financière, mais c'est vrai
qu'avec la Lamborghini, il s'affiche instantanément...
Il y a peut-être des types masculins ou féminins
qui nous attirent mystérieusement envers et contre tout,
parce qu'ils trouvent un écho en nous, au plus profond
de nos ramifications préhistoriques, parce qu'ils s'adressent
à l'animal qui est en nous.
J'ai, toute l'année, été sous le charme d'une
jeune stagiaire de ma boîte. C'est la plus jolie fille que
j'ai jamais vue. Mais pas seulement ; elle dégage
une féminité, un charme et une sensualité
quasiment magnétiques. Je sais pertinemment qu'elle est
très loin d'être la femme idéale, uniquement
préoccupée qu'elle est par son apparence. Charmeuse,
futile, désinvolte, plutôt paresseuse et sûrement
infidèle, elle m'attire pourtant inexplicablement et je
serais le plus heureux des hommes si j'avais la chance de débuter
une aventure avec elle.
- Ce que je remarque dans toutes ces histoires, déclara
Cyril, l'autre gars de la petite troupe, le plus jeune de tous
avec sa petite trentaine, c'est que, mis à part le cas
des échangistes, ce sont toujours les hommes qui foutent
le bordel ! Personne n'a donc un exemple où la femme
aurait le mauvais rôle ? Non ? Moi, j'ai un copain
qui en bave avec son amie. Ils n'habitent pas ensemble, mais il
souffre de ses infidélités renouvelées. Il
peut se retrouver carrément mis sur la touche un moment,
le temps de l'incartade de sa copine, puis elle revient ensuite
pour le consoler. A chaque fois il est malheureux comme les pierres,
mais elle lui raconte toujours des trucs incroyables pour le récupérer,
qu'il ne parvient pas à ne pas croire. Je ne sais même
pas s'il y croit vraiment d'ailleurs, mais à chaque fois,
il ne peut s'empêcher de la reprendre. Elle doit lui promettre
tout ce qu'il veut mais il découvre régulièrement
chez elle, des affaires oubliées de mecs de passage...
Je lui dis qu'il devrait faire définitivement une croix
dessus, mais il en est incapable. Et à chaque fois, il
vient pleurer chez moi pour me raconter ses malheurs. Lorsque
l'incident est clos, je n'ai plus de nouvelles de lui jusqu'à
la fois suivante. Pauvre gars...
- Oui, conclut Pauline, ces liens amoureux peuvent être
source de tant de plaisirs et aussi de tant de déconvenues...
Il vaut mieux savoir toujours rester prudent...
- J'ai toujours pensé que tu avais un vrai sens philosophique !
assura Sébastien.
Ils remballèrent les boîtes, regroupèrent
les restes dans un sac poubelle, et tout le monde se remit en
marche sur l'étroit sentier, en file indienne derrière
Pauline qui était maîtresse d'école et détenait
le TopoGuides.