brest


 


 

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  J’ai passé une partie de mon enfance en Bretagne, à Brest. De cette époque lointaine, subsistent des sentiments et impressions ternes, ennuyeuses, grises et mélancoliques.
  La ville, reconstruite après guerre à la va-vite et dans une architecture moderniste, avait cet air plombé des villes de l’ex URSS. Les pavés de béton gris qu’étaient les immeubles bordant les larges avenues ventées et pluvieuses, empoignaient le cœur d’une tristesse aussi chargée que le ciel, et aussi lancinante et déchirante que les cris stridents et entêtants des goélands. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de trois ans et puis encore ensuite, de huit à dix ans. BREST. La sonorité de son nom tonnait aussi puissamment que pépé, le deuxième mari de ma grand-mère, le beau-père de mon père. Lui et Brest, pour l’enfant que j’étais, semblaient ne faire qu’un, tant ce nom familier, avec ses consonnes brutales, paraissait n’avoir été inventé que pour être prononcé par lui. Il prenait beaucoup de place, beaucoup d’espace, déjà simplement rien qu’avec sa voix aux accents tonitruants qui, on aurait dit, charriait en s’exprimant, comme des rochers dégringolant de pentes montagneuses. Il était cimentier, et dans ce milieu, la force physique était la valeur primordiale, le strict minimum qu’on se devait de posséder si l’on voulait gagner sa croûte. De cela il était sûr, et de son corollaire que la vie se résume tout entière à de simples rapports de force. La vie ne l’avait pas choyé, et son enfance difficile n’avait pu lui offrir comme modèles, que ceux de la jungle. Né de père inconnu, placé très tôt par sa mère chez une nourrice stricte et peu sentimentale, il avait grandi comme l’acier se trempe, et s’était forgé dans la rudesse affective, son caractère de ferrailleur. Il avait une haute opinion de lui-même, supportait peu la contradiction, et la souplesse, de quelque ordre que ce soit, n’était pas un de ses traits dominants. Brest, c’était lui, et lui, c’était Brest, aussi massif et indéboulonnable que la gigantesque grue noire de l’arsenal, qui se dressait derrière la fenêtre de la rue Du Couëdic. De lui, je me souviens de l’odeur de son savon à barbe, quand il se le tartinait le matin à coups de blaireau, en tricot Marcel, dans la salle de bain bleue. Je l’observais, curieux, aiguiser son « coupe-choux » comme il l’appelait, sur une sorte d’épaisse règle en bois ceinturée d’une lanière de cuir. Le plancher de l’appartement craquait sous les pieds, et même les meubles bretons démesurés, sculptés en bois massif venant de ma grand-mère, semblaient n’avoir été taillés que pour lui. Il riait fort, parlait facilement, et j’aimais bien, lorsque nous venions chez eux, sa façon de m’empoigner et de me soulever en l’air comme un titan pour me dire bonjour. Il était cordial et d’humeur facile dans les relations superficielles, ce qui fait qu’il y avait tout le temps des gens de passage, s’attablant et discutant bruyamment autour des bouteilles d’apéro. J’allais alors me perdre dans les couloirs et les pièces du fond qui résonnaient d’un étrange écho verni sous mes pieds. J’ouvrais les portes des placards, inspectais les tiroirs emplis de trésors hétéroclites que mes grands-parents entassaient dans un joyeux capharnaüm. De ceux-ci, pouvait surgir n’importe quoi, car absolument tout pouvait se côtoyer : un vieux briquet argenté vide qui n’acceptait plus que de faire des étincelles, des petites ombrelles décoratives de restaurant chinois, des crayons, des cartes postales, des bouts d’enveloppes déchirées avec des timbres dessus, des pièces trouées, des tournevis, une petite pince, un jeu de dés de quatre cent vingt et un avec ses jetons colorés dans une boîte en plastique, des jeux de cartes neufs encore empaquetés dans leur étui de Cellophane et des monceaux d’un petit foutoir que je passais des heures à explorer. Cet univers excitait ma curiosité car beaucoup d’objets témoignaient d’un passé qui existait bien longtemps avant moi. En attestaient les photos en noir et blanc de mes parents dans des cadres, sur un cosy, tels que je ne les avais pas connus, ainsi que des boîtes regorgeant de visages familiers pris à une époque antérieure. Tout cela m’apprenait confusément que le monde s’étendait ailleurs, dehors, et avant.  J’entendais d’où j’étais, le brouhaha me parvenir amorti, et j’observais les bibelots qui m’étonnaient vaguement : un rouet décoratif en modèle réduit avec son écheveau de fausse laine, deux portraits de clowns bariolés et agressifs dans un style ultra contemporain, des vases immenses aux tons criards, des sculptures en coquillages et des « Christ » aux murs. Ma grand-mère aimait les couleurs et les motifs qui se heurtent, les couvertures marocaines, les gilets d’Arlequin et les savates décorées de portraits de bretonnes colorées et brillantes. Dans les placards, s’alignaient des rangées de robes sur des cintres et des montagnes de chaussures en plus ou moins bon ordre. Aux murs, dans presque toutes les pièces, figuraient en bonne place, les tableaux de mon père. L’odeur de la maison, si particulière qu’il fallait peut-être l’attribuer à un mélange de celle du parquet, composée du bois des meubles, des vêtements, des tapis, du savon du cabinet de toilette et de toute la multitude des objets tous ensembles et inextricablement mêlés pour donner ce parfum unique, original et fort de la rue Du Couëdic, n’est pas prête de disparaître de ma mémoire olfactive. J’effectuais mes premiers pas d’indépendance, seul dans ces pièces désertées et je finissais toujours par me retrouver le nez collé à la vitre, scrutant la rue derrière le voilage aux effluves lourdes de renfermé.

  Mon arrière-grand-mère que j’appelais comme tout le monde grand-mère, vivait avec sa fille et son nouveau gendre dans l’appartement fraîchement reconstruit. Grand-mère était un personnage toujours vêtu de noir de la tête aux pieds et ce, jusqu’à ses chaussons anthracite. Elle me semblait très vieille, fragile et raide dans ses habits, sur ses pauvres jambes abîmées, serrées dans ses collants noirs. Elle marchait en traînant les pieds, un peu comme Belphégor au ralenti. Grand-mère ne comptait pas beaucoup, personnage de moindre importance, elle n’avait plus son mot à dire depuis longtemps, et on ne se gênait d’ailleurs pas pour ne pas le lui proposer. Malgré cela, pourtant, elle était dévouée, consciencieuse, et prenait en charge intégralement l’intendance du foyer. Grand-mère faisait des frites délicieuses, qualité que les Allemands d’ailleurs, avaient reconnue longtemps avant moi, puisqu’ils la sollicitèrent gentiment un jour, la mitraillette dans les côtes, pour qu’elle leur en fasse revenir une tournée. Ses fars aussi étaient succulents et elle cuisinait ses pots au feu avec du kig-a-farz selon la plus pure tradition. Elle récitait sa prière, le soir, à mi-voix, en égrenant son chapelet, couchée presque aussitôt que moi et certainement première levée. Elle avait de toute façon la chambre la plus proche de la cuisine et on devait la traverser en venant du fond pour s’y rendre.
  S’il m’arrivait de ne pas exécuter dans l’instant une demande de ma mère, ou d’opposer un non enfantin, très sain à cet âge, elle me gratifiait de sa maxime préférée que je n’ai pas oubliée : « On ne dit pas non. On dit oui maman et on vient en courant ! » C’était dit en y croyant, mais sans sévérité.
  Il m’arrivait parfois, de rester un moment seul avec elle dans l’appartement. Elle ne causait pas beaucoup. Je regardais alors le balancier en cuivre de la monumentale horloge, égrener son tic-tac monotone du fond de son coffre de bois, et je m’ennuyais en entendant dehors, les voitures rouler sous la pluie. Les Bretons sculptés dans le bois noir des meubles avaient des airs un peu naïfs et je commençais à avoir fait le tour des activités susceptibles d’intéresser un enfant. Grand-mère ne disait toujours rien, occupée quelque part dans une pièce, silencieuse dans sa tête pleine de souvenirs. Je montais sur un petit banc sous la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur la terrasse, et je regardais ruisseler la pluie sur les vitres, sur les graviers de la terrasse, ce jour là inaccessible, qui me faisait comme une cour au-dessus de la ville. De l’église Saint-Louis me parvenait la résonance grise des cloches lugubres et moroses, comme pour souligner encore davantage mon ennui qui devenait presque palpable.
Brest, c’était aussi la cage d’escalier de l’immeuble que possédait ma grand-mère qui empestait les miasmes urinaires des marins venus se soulager dans l’encoignure de la porte d’entrée. C’était les petits carrés de céramique bleus et noirs qui recouvraient les marches, et la rampe de cuivre rutilante quand elle venait d’être astiquée. Les sons résonnaient avec ampleur et je m’entraînais à des vocalises ou à imiter des voix d’ogre ou de cantatrices. On y croisait des vieilles dames qui voulaient toujours m’embrasser, et c’est de là qu’on accédait à la chaufferie où j’accompagnais mon père qui avait le privilège, parce qu’il était conciliant et le fils de la propriétaire, d’être de corvée de charbon tous les matins à six heures, pour relancer le chauffage central qui circulait à tous les étages. On descendait des marches qui donnaient sur une porte métallique, bleue elle aussi, puis une fois déverrouillée, nous nous enfoncions dans l’antre du monstre d’où s’échappaient des tuyaux gainés d’une sorte de tissu grisâtre.  Mon père était en tricot de corps blanc à cause de la chaleur de l’endroit et des efforts qu’il allait fournir puis, après avoir ouvert une trappe où luisaient des braises ardentes, il chargeait à coups de pelles de charbon, la bête au ras de la gueule. Il refermait le couvercle et on remontait tous les deux, avec surtout pour lui, les mains assez noires.  Descendant de temps en temps, c’était comme si je plongeais dans les entrailles d’une locomotive, et c’était fascinant cette odeur de souterrain et cette espèce de monstre de ferraille et de fonte tapis dans l’ombre. Mais pour lui qui veillait sur le confort de tout l’immeuble endormi, la tâche devait n’avoir qu’une allure de travail forcé.
  Brest, même lorsqu’il y faisait beau, se chargeait d’une vague d’amertume et de renoncements. Le repas des adultes s’éternisait dans le cliquetis exaspérant des cuillères dans les tasses de café raffinées. Abandonné à mon sort d’enfant unique, je voyais le soleil briller pour rien dans le ciel bleu provocant, n’ayant rien d’autre à arpenter que cette terrasse rectangulaire et bétonnée, devenue soudain une fournaise irrespirable. Nous n’allions jamais à la plage, et de celle-ci ne me parvenaient que les cris aigus et lointains des enfants plus chanceux que moi. La mer bleue à l’odeur d’iode n’était toujours qu’une tentation, au loin, derrière les arbres, entre deux maisons, une tentation à laquelle je ne pouvais succomber, dans laquelle je ne plongeais jamais. L’eau bleue et fraîche n’était toujours pour moi qu’un mirage jamais atteignable, un pur objet de frustration. Mes grands-parents ne pensaient qu’à eux et mes parents n’avaient pas encore compris qu’il leur fallait prendre du large. On n’accordait en effet aux enfants, pas plus d’importance à leurs désirs ou leurs besoins, qu’à ceux d’un animal domestique. Alors, m’emmener à la plage pour faire des pâtés et me baigner, n’était pas une idée qui pouvait avoir la moindre chance de traverser les esprits.

  Une vie ne prend vraiment tout son sens qu’une fois les gens disparus car c’est à ce moment là, à la fin, qu’on peut juger de l’ensemble. On peut se tromper et vivre toute sa vie dans l’erreur si, avant de mourir on devient lucide, reconnaît ou regrette sincèrement, même simplement pour soi, les erreurs commises, le sens de cette vie n’est plus tout à fait le même que pour celui qui n’aurait rien remis en question. Tant qu’on n’est pas mort, on peut toujours réparer, corriger ou s’amender. Passé cette frontière, tout reste en l’état et on peut juger l’ensemble, du début à la fin comme un tout accompli, absolument plus susceptible d’être retouché, modifié ou atténué. On peut alors expliquer, comprendre, oublier ou pardonner, mais jamais plus rien changer.
  Je ne veux pas changer la vie des autres, je le voudrais d’ailleurs que je ne le pourrais pas, ni faire de procès ou donner de leçons même posthumes, mais quand je réfléchis à celle de certaines personnes de ma famille dont je fus proche, je suis saisi par les erreurs flagrantes et monumentales qu’ils commirent pour certains, et le gâchis qui en résulta. A chaque fois, ce sont des choix insensés ou désastreux dans lesquels ils s’obstinaient envers et contre tout, incapables qu’ils étaient de trouver la sortie alors que celle-ci était tout à fait à leur portée. Ne leur manquait, pour se tirer d’affaire, que le bon sens commun, dont même, n’importe quel enfant était pourvu. Beaucoup répugnaient à revenir en arrière sur un mauvais choix, pour reprendre, après avoir annulé une partie du chemin initial suivi, un sentier plus conforme à leurs aspirations. A l’arrivée, ça donnait des vies entièrement ratées, absurdes et sans rien qui les rattraperait, des vies sacrifiées à rien du tout et pour rien, des espoirs avortés, des promesses non tenues.
  L’expérience des autres ne nous profite pas, mais l’analyse de leur vie peut nous aider à comprendre un peu plus la notre, en la comparant à la leur, et à ne pas commettre les mêmes erreurs quand on y découvre des situations similaires. Si l’on sait respirer un peu plus amplement, si l’on sait s’y arrêter, la vie des autres est pleine d’enseignements. Entraînés dans le flot de la notre, il est souvent difficile de prendre le recul nécessaire pour nous rendre compte de ce que nous faisons, et où nous mènent les décisions que nous avons arrêtées. Nous sommes comme une boule de flipper qui heurte les champignons, les plots et les cibles. Et nos choix font dévier la trajectoire de notre vie, comme ceux-ci orientent la boule d’acier. En songeant à la vie de certains, autant leurs erreurs leur ont échappé, autant elles m’ont sauté aux yeux. Et je me suis demandé pourquoi. Pourquoi je voyais ce que les autres ne voyaient pas, pourquoi je savais clairement ce qu’ils auraient dû faire à certains moments de leur vie, et pourquoi j’avais été longtemps incapable d’être aussi bien inspiré pour moi-même.
  J’ai, et plus généralement nous avons du mal à prendre en compte tous les éléments sur le long terme. Comme aux échecs, un joueur très moyen n’est pas capable de voir à plus d’un ou deux coups de profondeur, nous avons la plus grande difficulté à faire le rapport des bénéfices et des pertes, beaucoup plus loin que notre intérêt presque immédiat, sans parvenir à différer dans le temps, et dans un bilan plus vaste, les différentes valeurs à prendre en compte. Nous avons le nez collé sur nos acquis et sommes le plus souvent incapables de lâcher la moindre concession, même si celle-ci nous conduisait, en le différant quand même dans le temps, à un gain plus important encore que nos pertes immédiates. Aux échecs, ça s’appelle un gambit. On sacrifie une pièce pour gagner un avantage en conquérant une position stratégique ou pour s’emparer chez l’adversaire, d’une pièce de valeur plus importante que celle perdue.  C’est ainsi que pour les autres, nous sommes évidemment bien plus détachés qu’eux de leurs possessions, et voyons avec une objectivité déconcertante, ce qu’il convient de faire. Prendre de la hauteur par rapport à soi, avec le même détachement dont nous sommes capables quand il s’agit des autres, est sûrement la meilleure façon de conduire notre vie.
  On navigue trop souvent à vue et les pauses à l’écart du courant sont salutaires et bénéfiques. 
  Mon enfance m’appelait, pour voir avec les yeux dont je regardais les adultes qui m’entouraient, celui que je suis devenu aujourd’hui. J’écris comme on grimpe en montagne, pour la hauteur qu’on prend, pour essayer de faire mieux qu’eux, en tout cas, pour essayer de ne pas répéter leurs trop grosses bévues.

  Le climat du ciel n’est pas l’essentiel, et le temps de Brest pas si maussade qu’une atmosphère de concorde ne puisse éclaircir.
 
 

  © Nérac, 2001

 
 

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