La maison est
située à l’angle de la rue. C’est une maison particulière
composée de différents styles imbriqués les uns
dans les autres et l’on ne saurait dire si l’on a affaire à
une demeure ancienne ou à une construction récente.
Elle a des deux.
Massive, s’étageant sur plusieurs
niveaux, elle est plantée un peu en retrait au fond d’une cour
à la pelouse rase. De grandes baies vitrées en polyuréthanne
à travers lesquelles on ne peut voir contrastent avec les deux
escaliers dix-huitième en pierre de la façade. Symétriques,
ils trônent à chaque extrémité comme des
sphinx. C’est ma maison, je le sais comme on sait son nom. Et pourtant
ce soir, en rentrant chez moi comme tous les autres soirs, je trouve
un peu étonnant ce contraste flagrant dans l’architecture.
On devine encore le cachet ancien de la maison sous les rajouts, mais
il faut commencer à chercher. Et puis, surtout, je n’ai plus
trop présent à l’esprit la vision de l’intérieur.
Ca me parait incroyable, mais enfin, c’est si grand…Et puis, la fatigue
aidant, nos facultés peuvent s’altérer. Parfois, on
ne retrouve plus un mot, un nom, pourtant bien connu de nous, et puis
ça revient. Notre mémoire nous joue des tours et il
ne faut pas s’alarmer pour si peu. Ce soir, le souvenir de ma maison
m’échappe… Je ne parviens pas à visualiser l’agencement
des pièces, le mobilier, ni même d’ailleurs l’agencement
général.
La maison est immense en fait,
c’est peut-être ça aussi qui me dérange aujourd’hui.
J’entre.
Il y a un hall dans l’entrée
et tout de suite un escalier large en bois qui file dans les étages.
Les plafonds sont hauts, il y a des pièces partout et plus
je monte, plus je perçois le décalage entre la maison
et moi. Le sol que j’aperçois à travers les balustres
est composé d’un carrelage en damier noir et blanc. Je ne comprends
pas comment il se fait que cette maison m’appartienne. Je n’ai rien
à voir avec ce strass, ces proportions démesurées
qui ne sont pas taillées pour moi. Pourtant, encore une fois,
il n’y a pas de doute possible, je suis chez moi.
Ma femme et mes enfants ne sont
pas là. Je ne sais pas où ils sont. Ils devraient être
là parce que je rentre toujours le dernier.
La maison semble inhabitée.
Ce qui devrait m’être familier m’apparaît comme totalement
étranger. A l’étage, sur la gauche, je pénètre
dans la chambre de mes enfants. Elle est vide de présence et
les énormes peluches aux teintes vives sur les lits me sont
inconnues. Elles sont aussi incongrues qu’énormes et criardes.
Le mobilier aussi m’est étranger. Je ne reconnais rien. Je
viens de rentrer chez moi, mais je dois en convenir, je suis dans
la maison de quelqu’un d’autre. Ou quelqu’un d’autre s’est installé
chez moi frauduleusement… L’angoisse m’oppresse. Les baies vitrées
diffusent un jour terne et gris de vitres dépolies. On ne voit
pas au dehors à travers. Je me sens dans un monde qui n’est
pas le mien, enfermé dans ce dédale de pièces
glauques qui n’en finissent pas de s’ouvrir les unes sur les autres.
Je sais qu’en bas, dans la partie
basse, il existe sûrement des endroits que je connais mais ce
réseau de pièces qui me sont toujours restées
obscures et invisibles me stupéfie et me noue le ventre. Des
portes s’ouvrent sur de vastes salles de bain désertes et clinquantes
aux robinets dorés étincelants et je demeure abasourdi
devant ce décor d’opérette tout à fait déplacé
chez moi, aux antipodes de mes goûts, de mes valeurs et de mon
identité profonde. La maison s’est faite greffer des appendices,
des excroissances anarchiques se sont développées de
façon imprévisible.
J’appelle ma femme à travers
les couloirs qui résonnent, espérant qu’elle détient
peut-être une explication, mais en vain. Personne ne répond
et parvenu je ne sais où dans l’inextricable enchevêtrement
de la bâtisse, je me trouve à ne désirer qu’une
chose : gagner le plus rapidement possible l’extrémité
« Est » de la demeure où je trouverai sûrement
le second escalier qui me mènera vers la sortie.
Je cours, je cours, je veux échapper
à tout prix à ce qui ne m’apparaît n’être
qu’un guet-apens. J’ai peur d’être coincé dans ce lieu
inhospitalier, étranger et vide, ce labyrinthe en trois dimensions,
peur d’être avalé, digéré par la maison,
ma propre maison.