Il s’est avancé
vers moi. J’étais adossé à la grille, dans la
cour du collège. Il m’a coincé, avec ses bras de chaque
côté de ma tête, en s’accrochant aux barreaux,
et m’a balancé :
- Tu vas laisser cette fille.
Isabelle, elle est à moi !
J’avais douze ans, et la fameuse
Isabelle, ça faisait un an qu’elle m’avait tapé dans
les yeux et que ça ne me passait pas. Sardou chantait «
La maladie d’amour » qu’il avait écrite spécialement
pour moi, et que j’écoutais sur un petit transistor protégé
par une housse en similicuir noir que je vénérais comme
un trésor inestimable. J’avais délaissé depuis
un moment les jeux d’enfants, et je m’intéressais plutôt,
maintenant, à tout ce qui commençait à s’appeler
le matériel électronique, ainsi qu’à, dans un
tout autre registre, des sensations d’une nouvelle nature...
J’ai pas répondu, et même
s’il me dépassait quand même d’une taille, ce n’était
pas ses centimètres en plus qui m’impressionnaient. J’avais
déjà affronté la semaine précédante
un petit teigneux extrêmement virulent, soutenu par sa bande,
et répondant au “ doux " nom évocateur de
" Pats ", sans me retrouver au tapis, et cela m’avait conféré
un assez solide sentiment d’invincibilité. Le combat s’était
quand même clos par un statut quo, dont lui, tout autant que
moi, nous réjouîmes. Non, le ton menaçant du gars
qui avait rappliqué n’avait pas influencé ma décision,
mais, quand les jours suivants, j’ai remarqué Isabelle et sa
petite brune de copine, rire comme deux bécasses aux blagues
du grand ténébreux exclusif, j’ai commencé à
remettre sérieusement en question mon année de cour
romantique et transie. Je n’avais rien obtenu l’année passée,
d’Isabelle la Blonde, dans sa robe blanche de prude jouvencelle, que
j’aimais comme on aime à dix ans, sans presque n’avoir pu,
même, l’approcher, moi, consigné dans mon école
primaire de garçons, et elle dans la sienne, celle des filles.
J’ai pensé que celle pour qui je me consumais d’amour depuis
si longtemps, n’en valait peut-être pas tant la peine que ça.
Et en deux jours, la belle inaccessible perdit brusquement son statut
privilégié, tandis que « La maladie d’amour »
cessait définitivement de m’émouvoir autant.
L’année
suivante, je fis la connaissance de Luc, qui devint un ami proche
et intime, les circonstances de notre rencontre étant pour
le moins originales : je lui soufflai sa copine durant le slow d’une
boom locale, mais lui, pas rancunier, et au mépris de toutes
les règles établies, m’expliqua dès le lendemain
comment s’en servir avec profit. Je n’avais encore jamais embrassé
" vraiment ", et il m’enseigna, sans négliger les
détails, mais sans fanfaronnade non plus, comment procéder.
Cet épisode scella notre amitié et, par le désintéressement
et la générosité dont sa réaction attestait,
celle-ci ne fut jamais véritablement ébranlée
par la suite. C’est ainsi que, lorsque ce fut à son tour quelques
années plus tard, de « m’emprunter » mon amourette
estivale, je ne pus lui en vouloir moi non plus. Ce qui préserva
notre entente les deux fois, plus qu’une grande tolérance ou
une amitié inoxydable, fut que ni l’un ni l’autre, n’était
par aucune des deux filles vraiment intéressé. Nous
en retirâmes par contre, une sorte de ciment, qui, comme les
camaraderies militaires, lient ceux qui baroudèrent ensemble.
Luc et moi nous comprenions à demi-mots, et en tout cas, réagissions
souvent de la même façon face aux êtres et aux
événements.
Donc, quand je fis la connaissance
de Luc, l’année qui suivit l’altercation à propos d’Isabelle,
celui qui en était le principal protagoniste, l’amoureux possessif,
me fut présenté à nouveau cette fois, mais avec
civilité, et d’une façon plus cordiale, étant
lui-même un ami de Luc. Il se dénommait Florent et, comme
l’objet de notre différent n’avait plus d’importance ni pour
l’un ni pour l’autre ( il s’était rendu compte que la belle
Isabelle était aussi vertueuse que belle ), nous déposâmes
aussitôt les armes d’un commun accord tacite, et oubliâmes
le conflit passé. Cette période débuta une longue
amitié de jeunesse entre nous trois, une complicité
affectueuse et virile : il était rare qu’on visse l’un sans
l’autre. C’est ainsi que nous fumâmes nos premières cigarettes
ensemble, bûmes nos premières bières jusqu’à
la cuite, et tirâmes sur nos premiers pétards. Le trio
était constitué. Nous jouions à la pichenette,
aux tarots, et bavions d’envie devant les plus beaux spécimens
féminins des classes de troisième. Florent était,
lui, le plus discret des trois sur le sujet amoureux. Il se confiait
peu, mais se montrait par contre, redoutablement efficace. Il se «
faisait », les unes après les autres, toutes les plus
jolies filles qui passaient à sa portée, allant un jour,
jusqu’à faire un lot en se tapant deux sœurs l’une derrière
l’autre. Il avait mis au point une stratégie très offensive,
construite sur un savant mélange de séduction agressive
mêlée d’une dose massive de fausse humilité et
de modestie feinte. Le cocktail était détonnant et fonctionnait
avec la même efficacité perverse que la mine «
papillon ». Pour rappel, la mine « papillon » est
un explosif, une bombe dissimulée dans un objet inoffensif
et plutôt connoté positivement tel, par exemple, un jouet
d’enfant. La cible ne se méfie pas, s’en approche à
l’extrême, et le rendement destructeur est ainsi décuplé.
Ses victimes féminines tombaient comme des mouches. Nous assistions,
Luc et moi, à ses succès avec une pointe d’envie, mais
sans jamais pourtant consentir, à vendre nous aussi notre âme
au diable, en étant malhonnête, pour obtenir à
tout prix le plaisir délicieusement violent que seules les
filles avaient le pouvoir de nous accorder. A la différence
de Florent, Luc et moi ne trichâmes jamais, du moins de façon
systématique et élevée au rang de dogme, ce qui,
comme aux jeux de cartes, est évidemment dans un premier temps
moins payant. Alors que Florent enchaînait conquête sur
conquête, nous tirions la langue comme des gagne-petits. De
là à nous prendre pour des demi-portions, il n’y avait
qu’un pas qu’il n’hésita pas à franchir, sans pourtant
jamais nous l’avouer en face. Mes sentiments à son propos étaient
ambivalents : il bénéficiait du prestige des grands
séducteurs qui faisait que je n’avais pas pour ami un benêt
de première classe, tout en percevant, sans en prendre
clairement conscience, sa part sombre, hypocrite, et profondément
égocentrique. Il avait, de toute façon, des qualités
que j’appréciais à leur juste valeur. Il était
intelligent, assez fin pour dissimuler ses motivations profondes,
cultivé, et peu banal. Il n’avait rien en effet, du gros baratineur
ordinaire style dragueur latin de bas étage. Non, Florent était
complexe, et s’il était profondément immoral, tant qu’on
n’était pas irréductiblement intransigeant sur cette
qualité là, d’autres composantes de sa personnalité
pouvaient attirer. D’autant qu’il ne revendiquait pas cette immoralité,
au contraire, c’était un prêcheur de première
catégorie, qui, dans son discours, en remontrait à tous,
et plaidait pour des causes dignes des plus grands humanistes. Je
lui passais donc ses indélicatesses, même lorsqu’il m’arriva
d’en être la victime, le considérant un peu comme un
grand enfant ne mesurant pas bien tous ses actes, mais au fond réellement
généreux.
Nos cursus scolaires
prirent des directions séparées, cependant, le lien
qui nous unissait ne se rompit pas et nous ne nous perdîmes
pas de vue. Le lieu de rendez-vous se trouva être chez Luc,
le seul à ne pas vivre en appartement, à posséder
une chambre assez vaste et des parents tolérants. Le week-end
ou plus rarement en fin de journée, nous allions donc, Florent
et moi, squatter sa chambre en haut de l’escalier, sous le toit de
la maison. On refaisait le monde avec une ferveur toute neuve, on
rêvait et s’indignait ( surtout Luc et moi ) de l’aveuglement
des filles à préférer ceux qui ne le méritaient
pas. On disait que plus tard, on se paierait un bateau et qu’on partirait
tous les trois faire le tour du monde. J’y croyais pas vraiment, et
je n’en avais d’ailleurs pas vraiment envie non plus, mais si ça
pouvait leur faire plaisir, j’allais pas les contredire, c’était
si loin… J’étais pas contre une petite balade, voire quelques
voyages, mais certainement pas une errance non-stop tout autour du
globe. J’étais trop casanier…
Pour Luc et moi,
dans nos lycées techniques respectifs, c’était plutôt
sentimentalement le temps des vaches maigres. C’était pas tous
les jours qu’on se tringlait de la minette, mais on se disait que
notre heure de gloire finirait par venir, et que les conditions favorables
n’étaient simplement pas avec nous. Florent continuait d’accumuler
les trophées pour le livre des records mais ne nous fit jamais,
pourtant, profiter de son vivier de la filière B. Il aurait
pourtant pu nous filer un petit coup de pouce, tant la branche «
Economie-Gestion » attirait les filles et tant il avait de facilités
lui-même. On n’aurait pas compté comme des concurrents…
Seulement, Florent était jaloux de ses possessions, de ses
privilèges, et peu enclin à partager en général.
Il n’en avait jamais assez, comme ces déplaisants arrivistes
qui collectionnent les villas, les voitures et les maîtresses.
La fréquence de rotation de ses partenaires était très
élevée, ce que nous prîmes pour un gage de réussites
féminines et la conséquence d’une nature favorisée
qui consommait compulsivement puisqu’il avait le privilège
de pouvoir le faire. Je n’avais jamais songé à l’époque,
que ce puisse être davantage ses conquêtes qui rompaient
que lui. Car, s’il était doté d’un don d’attraction
irrésistible qui faisait se jeter littéralement toutes
les femmes dans son lit, peut-être avait-il du mal à
les retenir et les lassait-il très vite… Cette hypothèse
ne se posa même pas à ce moment là, et je me sentais
simplement plutôt flatté de côtoyer un ami au charme
si dévastateur, et dont les succès, pour ainsi dire,
rejaillissaient presque sur moi. Si je m’imaginais que son prestige
m’éclaboussait et si je me sentais presque irradié de
ses triomphes galants, je ne bénéficiai pourtant jamais
en réalité de quoi que ce soit à le fréquenter,
et j’irai même jusqu’à prétendre que je pâtissais
vraiment de sa proximité, tant son « amitié »
était néfaste. Il n’hésitait pas, par exemple,
à draguer effrontément mon amoureuse du moment, si par
bonheur j’étais parvenu à m’en dénicher une.
Car sa motivation première, le seul moteur de sa vie, était
les conquêtes féminines. Tout le reste n’était
qu’au service de la cause et n’était considéré
qu’en tant que moyen pouvant être utile à ses desseins.
A vingt ans,
nous partîmes tous les trois en Grèce pour un voyage
d’été. C’était un peu initiatique comme «
Les chemins de Katmandou », mais en moins lointain et dangereux
! Florent ne se départit que rarement de ses lunettes noires
ni de l’air qui va avec, ce qui, à ce moment là, ne
me crispait pas encore vraiment. Nous passions insensiblement de l’adolescence
à l’âge adulte sans que les équilibres entre nous
soient un tant soit peu modifiés.
En même
temps qu’il travaillait à un boulot « casse-croûte
», Florent poursuivait ses études qui devaient le mener
vers les hautes sphères de la recherche scientifique, nous
expliquait-il. Eternel étudiant, il usait toujours, les dernières
années où je le côtoyais encore, à presque
quarante ans, ses fonds de culottes sur les bancs des facs qui voulaient
bien encore l’accepter. Il traînait en permanence avec lui,
en les affichant ostensiblement, ses fumeux bouquins d’Ethnologie
qu’il n’ouvrait jamais plus loin que la page de garde. Florent, c’était
un rôle qui lui collait tellement à la peau qu’il n’arrivait
plus lui-même à faire la part du vrai et du faux. Florent
s’était perdu dans le paraître, un paraître longuement
étudié, aux faux airs d’authentique. Comme la célèbre
boisson, il ressemblait, il avait la couleur et le goût… Mais
il n’en était pas. Le comble, c’est que même l’analyse
qu’il ne fit que débuter, n’était encore qu’un prétexte
à briller, une marque distinctive supplémentaire à
afficher, le dernier degré de son snobisme affecté.
Le divan, pour lui, était juste une médaille de plus
à rajouter sur sa poitrine. Son cas était de toute manière
beaucoup trop désespéré pour qu’aucun analyste,
de quelque école qu’il fut, ne parvienne à dégonfler
son ego démesuré.
Il s’était rapidement dégotté
une femme, son officielle, son administrative, qu’il trompait à
tout va et ne le contestait jamais. Ca faisait partie de sa stratégie
: se caser en apparence, avec quelqu’un de fiable, qui lui assurait
le confort et à qui il pouvait faire avaler toutes les couleuvres
pour, en plus ou moins grande clandestinité, continuer à
vivre sa petite vie personnelle et frivole. Il exploitait la malheureuse
et lui jouait les tours les plus pendables. Par exemple, à
la naissance de leur enfant, il était parti, déménageant
à moitié, durant quatre ans, mener vie plus calme et
joyeuse, avec une maîtresse, dans un meublé dominant
le sacré cœur. Il suçait l’argent du foyer comme une
sangsue en dépenses pharaoniques aussi absurdes qu’inutiles,
mais qui flattaient son ego et son image extérieure.
Florent était un authentique
salopard qui usait et abusait des autres sans distinction et tant
qu’il pouvait. Il avait toujours une bonne réponse prête
à justifier ses pires agissements, et se révélait,
quand on s’attardait à l’observer un tant soit peu, un spécimen
humain inspirant vraiment la répulsion. Florent, c’était
tout pour sa gueule et rien que pour sa gueule. Il était capable
d’assassiner quelqu’un en réussissant le tour de force de vous
faire croire que lui-même était à plaindre et
souffrait le martyre. Florent, c’était à lui tout
seul un fléau de grande envergure d’autant plus redoutable
qu’il paraissait inoffensif.
J’me suis, comme
ça, coltiné ce gros con qui m’a accompagné une
longue partie de ma vie, si ce n’est en continu, du moins en pointillé,
de toute façon toujours trop marquée.
Alors, la question pour moi s‘est
posée de savoir pourquoi j’avais pu supporter ce gros abruti
si longtemps, et d’une manière si présente, ce m’as-tu-vu
aux sabots si lourds. Je n’étais pourtant pas totalement aveugle,
mais si je percevais son manège, si ses tentatives pour s’accaparer
toujours la meilleure place ne m’échappaient pas toujours,
je sous-estimais beaucoup son pouvoir de nuisance et la dangerosité
de son absence de scrupules. Je n’avais jamais été non
plus réellement directement visé par ses actes. Je dois
me reconnaître aussi, une certaine lâcheté, banale
et ordinaire, qui fait qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir,
et qu’on s’accommode de ce qui ne nous nuit pas personnellement. Tant
qu’on n’est pas la cible, les agissements des autres, même s’ils
sont particulièrement odieux, ne nous révoltent pas
souvent, et en tout cas, nous dérangent fort peu.
Il est rare qu’on
n’ait pas presque tous, à un moment ou à un autre, un
Judas qu’on abrite au cœur même de notre maison. Il est la cause
de notre ruine, la vipère qu’on nourrit en notre sein. C’est
le jour où je n’avais plus rien entre les mains, où
j’avais été précipité plus bas que terre,
que Florent m’est apparu soudain avec les yeux de la lucidité
et de l’horreur, quand il a déclaré, avec au fond de
la gorge, les accents de la jubilation devant ma chute vertigineuse
:
- Tu viens à la maison
quand tu veux. La porte t’est grande ouverte !
J’ai remercié l’infâme
pour sa « générosité », en sachant
intérieurement que je ne m’y rendrai plus jamais.
Il ne m’a plus rappelé.
Il avait compris que j’avais compris.
Ce jour là, j’ai perdu
un « véritable » ami.