Mardi
17 mars 2020 – jour 1 du confinement
Aujourd'hui est le premier jour du confinement. On n'a plus le droit de
sortir. Tout le monde est condamné à rester enfermé chez lui, sous
peine d'une amende de cent trente cinq euros, si l'on sort sans une
attestation en bonne et due forme, rédigée par soi-même. On peut, soit
l'imprimer, soit la recopier intégralement à la main, puis ensuite, il
faut cocher la case correspondant au motif de sa sortie. Le but de
cette procédure est de compliquer le plus possible les sorties des
citoyens, de façon à ce que, justement, ils restent le plus possible
cloîtrés chez eux.
Samedi 4
avril 2020 - jour 19 -
Aujourd'hui, comme la plupart des
autres jours depuis le début, le temps est au beau fixe. Grand ciel
bleu, soleil, chaleur l'après-midi. Je me suis autorisé une petite
sortie, enfin, le maximum autorisé, à savoir, une heure. En à peine
quinze jours, on a déjà pris l'habitude de ces nouvelles règles. Sortie
d'une heure maximum, à un kilomètre maximum, de son domicile. Comme
j'habite le centre ville, j'ai calculé que je peux, avec même de la
marge, en faire le tour, la sillonner de long en large et de large en
long. Je peux même traverser le pont et m'éloigner un peu de l'autre
côté de la rive, vers un territoire dont je suis clairement étranger à
présent... Bien agréable cette petite promenade dans les rues
absolument désertes. Les gens respectent bien les consignes ici. En une
heure de temps, j'ai croisé peut-être, six ou sept personnes. C'est
totalement incroyable pour une petite cité comme la notre, à quatorze
heures, un samedi après-midi ensoleillé de début avril. Tout à fait
inimaginable il y a seulement un mois ! La ville est parfaitement
calme, sans presque aucune voiture, sans passants, comme en pleine
nuit, sauf qu'on est en plein jour et en plein soleil. En plein jour,
lors d'une belle journée de printemps. On a l'impression de se balader
dans une maquette. La ville s'est transformée en décor d'un studio de
cinéma. C'est très joli, aucune agitation, rien qui perturbe. Il y a
des fleurs dans les bacs municipaux, dans les jardins aux palissades
ajourées. On est dérangé par rien. C'est beau et propre. J'en ai même
profité pour faire des photos. Là, pas besoin d'attendre que
s'éloignent les badauds. Une place nous plaît, on veut faire une
photo... Pas de problème, on se place là où on le souhaite, on cadre,
on déclenche. C'est réussi à tous coups ! Seulement, c'est un peu
statique, sans éclats de voix, sans aucune voix même, sans aucun bruit
de la vie, si ce n'est, c'est déjà ça, ceux des oiseaux... On dirait un
petit village de campagne, un dimanche après-midi, mais c'est tous les
jours comme ça... On croise encore quelques rares SDF, abasourdis de se
retrouver tous seuls dans cette architecture désertique. Si je dois
croiser quelqu'un, je m'éloigne nettement du côté opposé où il se
trouve pour ne pas risquer de respirer ses miasmes potentiels... Hier,
le gouvernement a changé son discours sur les masques. Comme l'OMS
préconise que chacun devrait en porter lorsqu'il sort à l'extérieur de
chez lui, le professeur de médecine qui nous fait son petit speech tous
les soirs à la TV, a fini par concéder que oui, il pouvait ne pas être
totalement inutile de porter un masque, même artisanal, lorsque l'on
sortait de chez soi pour aller faire ses courses ou s'aérer...
Vendredi 10 avril 2020 – jour 25
Étonnamment,
on finit par s'habituer. Et ça n'est pas si pénible que ça. On est en
vacances ou tout comme. Je suis en télétravail. Les jours se succèdent
et se ressemblent tous, un peu comme dans le film « Un jour sans
fin ». Il fait beau tous les jours, le soleil brille, les gens qui
travaillent encore commencent à circuler, la ville s'éveille peu à peu.
Je sors peu. Au maximum une heure par jour pour prendre l'air, comme
c'est imposé. Je ne cherche pas à gruger, je respecte le confinement,
je ne veux vraiment pas attraper cette saloperie invisible... Je suis
en vacances. Je ne suis plus stressé comme au début. Ça fait trois
semaines qu'on est claquemurés avec mes enfants et qu'on ne voit
personne. Normalement, aucun de nous trois ne devrait être contaminé.
Cela fait qu'on enfile les jours tranquillement, l'un derrière l'autre,
comme de bonnes grosses perles rondes et brillantes. On se partage les
courses entre nous trois, chacun son tour. Ça n'est vraiment pas loin,
la supérette est juste à côté. Il faut seulement, à présent, faire la
queue pour pouvoir y entrer. Il faut attendre qu'une personne sorte
pour pouvoir entrer, ce qui fait que parfois, il peut y avoir vingt
mètres de queue le long du magasin. On est tous espacés de deux mètres
pour respecter ce qu'ils appellent la distanciation sociale. Et tout le
monde la respecte. Chacun sait qu'il en va de sa santé et même de sa
vie... Dans les rayons, ça ne se bouscule pas. Chacun garde ses
distances, ce qui fait qu'on ne se sent pas sur le qui-vive.
Samedi
11 avril 2020 – jour 26
Je
suis allé acheter du pain ce matin. J'en prends à chaque fois pour au
moins deux jours. On fait la queue sur vingt mètres au moins. Les gens
sont disciplinés et silencieux. Forcément, comme on est tous à la queue
leu leu à au moins deux mètres les uns des autres, ça ne facilite pas
la conversation. Une bonne partie des gens porte des masques à présent.
Moi-même j'en ai un fait maison que m'a confectionné la mère de mes
enfants.
Ils
sont lents dans cette boulangerie. Leur pain est bon, ce qui fait
qu'ils sont appréciés, mais qu'est-ce que c'est long avant d'être
servi ! Une SDF se ramène dans les alentours en maugréant après la
terre entière. Elle finit par s’asseoir sur le perron d'une boutique
fermée, de l'autre côté de la rue, face à boulangerie et demande
quelque chose à une passante qui s'est arrêtée et règle son petit sac à
dos. Celle-ci recule prudemment tout en continuant ses réglages. Elle
lui fait non, tranquillement, et repart. La SDF retourne s'asseoir et
redemande sûrement la même chose à la passante suivante. Celle-ci
cherche quelque chose dans son sac, en ressort un paquet de cigarettes.
Je me demande tout de suite comment elle va s'y prendre pour lui en
offrir une... Plus si simple ce petit geste anodin. Donner une
cigarette à quelqu'un réclame à présent des précautions inédites, une
procédure bien ordonnée. Elle réfléchit vite, ouvre son paquet, dégage
presque entièrement vers le haut, une cigarette dans l'ouverture, et
tend l'étui ouvert à la SDF en étendant bien le bras pour garder le
plus de distance de sécurité possible. Je me dis qu'elle a pris un
risque, et pas si anodin que cela. D'abord, malgré son désir de ne pas
s'approcher, elle a été bien obligée de rompre les deux mètres
réglementaires. Ensuite, il fallait que la cassos, en prenant la
cigarette, ne touche absolument pas le paquet, sinon, c'était un très
gros risque à courir ou bien il lui aurait fallu jeter le paquet
directement après ou le lui abandonner...
Dimanche
12 avril 2020 – jour 27
Il
faut prendre des précautions extraordinaires lorsque l'on sort et que
l'on revient du dehors car il faut considérer que, dès que l'on a mis
un pied sur le palier, qu'on a touché la poignée de la porte, on est
contaminé. Il ne faut plus alors, porter les mains à son visage, car
c'est ce geste qui risque très probablement de nous contaminer si nous
sommes porteurs, à présent, du virus, sur les doigts. Et l'on ne peut
pas se dispenser te toucher sa poignée de porte car il faut bien
refermer son appartement en s'en allant, appuyer sur l'interrupteur de
la lumière puis, enfin, en bas, ouvrir la porte de l'immeuble qui donne
sur la rue. Ces portes, ces boutons, sont susceptibles d'avoir été
contaminés par d'autres occupants de l'immeuble et donc, il faut
considérer qu'ils le sont, et faire comme si, même si l'on n'en sait
rien. C'est la prudence qui commande. Dehors, il faut se tenir à
distance des autres personnes qu'on pourrait croiser, même si l'on ne
croise plus grand monde dans les rues à présent. Il faut les éviter,
s'éloigner, descendre du trottoir, croiser au large. Au début, on était
très inquiet. On ne savait pas quoi faire car les conseils, les
injonctions, variaient tout le temps, presque chaque jour, parfois.
Fallait-il porter des masques ou pas ? Des gants ? Fallait-il
changer de vêtements en revenant chez soi ? Que devait-on faire
avec les aliments ? Les laver, les désinfecter, les cuire ?
Certains recommandaient de les laisser deux ou trois heures dans son
garage ou dans l'entrée de chez soi avant de les ranger. On entendait
tout et son contraire. Un professeur disait une chose un soir à la télé
et le lendemain, un autre le contredisait. Pour être tranquille, il
aurait fallu vivre complètement à l'écart du monde, en autarcie totale,
en cultivant son potager et en ne rencontrant plus personne.
Lundi
13 avril 2020 – jour 28
Au
début, on avait un peu l'impression que tout l'air extérieur était
contaminé, comme dans les environs de Tchernobyl, après la catastrophe.
On savait que l'air ne véhiculait pas le virus, mais tout ce qu'on
touchait ou tout être humain que l'on croisait était devenu un danger
potentiel. L'invisibilité du virus, comme tous les virus, renforçait
cette idée de radioactivité présente partout, en suspension dans l'air.
C'était une catastrophe qui s'annonçait depuis un mois ou deux, depuis
que les chinois en avaient parlé, depuis qu'on avait vu les images du
gigantesque hôpital qui devait être construit à Wuhan en quinze jours
seulement ! Ce projet nous paraissait saugrenu tellement il nous
semblait exagéré vu de nos contrées si paisibles et sereines. Un grand
ponte de la médecine, invité sur une chaîne d'information pour
commenter cela, s'amusait de la réactivité des chinois et prédisait, au
vu de tant de réactivité et d’efforts, leur réussite certaine sous
peu... On imaginait bien quand même, qu'à l'autre bout du monde, ça
chauffait ! Mais ça n'était pas la première fois que ça arrivait.
Il y avait eu le sras, le mercx, et l'on entendait parler du terrifiant
ebola depuis des années déjà sans qu'il parvienne à s'échapper
d'Afrique. Décidément, non, nos sociétés occidentales étaient à l'abri
de toutes ces saloperies. Nos experts, nos technologies, nos industries
pharmaceutiques et nos laboratoires de recherche médicaux
parviendraient toujours à nous tenir à distance de ces périls
moyenâgeux.
Dans
un premier temps, les autorités françaises ont ramené en France nos
compatriotes installés là-bas et qui souhaitaient rentrer. Ils les ont
placé en quarantaine pour quatorze jours puis les ont relâché dans la
nature. Pendant ce temps là, l'Italie commençait à se faire déborder
par le nombre de cas. Il me paraissait clair à ce moment là, qu'on
n'allait pas y couper nous non plus. Par quel miracle, aurions nous pu
éviter ce que nos voisins, en tous points semblables à nous, n'avaient
pas pu éviter ? Les Italiens essayaient d'isoler des villages, des
villes, des régions, mais rien n'y faisait, le virus se répandait
ailleurs...
Mardi
14 avril 2020 – jour 29
Aujourd'hui,
nous sommes sortis nous aérer, ma fille et moi, dans la ville déserte.
On a traversé la passerelle puis le square et au moment où l'on a
rejoint la rue, une camionnette de police nous a arrêté pour nous
contrôler. Ils étaient trois dans le véhicule et aucun d'eux ne portait
de masque. J'ai sorti mon smartphone pour leur montrer mon attestation
de déplacement, mais le soleil leur compliquait la tâche. Le smartphone
du policier n'arrivait pas à scanner mon QR code. Il est descendu,
s'est mis dos au soleil et j'ai à nouveau tendu mon smartphone pour
faciliter le contrôle par les forces de l'ordre. Ma fille s'est aussi
exécutée. Ils nous ont demandé si l'on faisait du sport. On a répondu
que oui et ils sont repartis. Cette rencontre m'a mis de mauvaise
humeur. Je prends des précautions draconiennes pour ne pas attraper ce
foutu virus et ce flic me contrôle sans masque, sans aucune marge dans
la distance barrière... Ils patrouillent avec pour objectif que le
virus ne se répande pas et au vu de l'expérience, je repars en me
demandant s'ils ne contribuent pas, par leur manque de protection, leur
pratique, leur manque de distanciation, à la diffusion de la maladie...
Mercredi
15 avril 2020 – jour 30
Au
début, ce changement de dimension dans l'ordre du monde, a surgi
brutalement et l'on n'arrivait pas à imaginer comment l'on pourrait
vivre, jour après jour, dans de telles conditions. Abandonner toute
activité sociale, rester calfeutré chez soi en sortant le plus rarement
possible, croiser les gens à deux mètres de distance, ne plus se rendre
chez ses amis, se laver les mains très méticuleusement à chaque fois
qu'on a mis le nez dehors. Tout cela paraissait surréaliste. Et ce le
fut une semaine ou deux, puis, progressivement, on a pris l'habitude de
croiser, de plus en plus nombreux, des passants dans la rue avec des
masques chirurgicaux. On a pris l'habitude de voir patienter
silencieusement, des gens, dans la queue du Monoprix, de ne prévoir un
emploi du temps de la journée que tout entier compris entre les quatre
murs d'un appartement, de ne plus pouvoir faire le moindre projet
d'avenir ne serait-ce que pour quelques mois. On a pris insensiblement
l'habitude de ne plus vivre qu'au jour le jour, d'apprécier les longues
journées ensoleillées qui faisaient défiler les rectangles de soleil
sur les murs et les sols, celle aussi, d'apprécier ce temps suspendu,
entre parenthèses, comme des vacances, mais sans partir, sans voyage,
des vacances à la maison, avec rien à réaliser dans l'urgence que la
gestion tranquille des repas. On a pris l'habitude aussi, de vivre avec
ce danger invisible, qui peut être partout et nulle part. Ce danger qui
peut être mortel parfois. Une fois qu'on l'a attrapé, c'est comme jouer
à la roulette russe avec un pistolet à cent coups dans lequel on aurait
glissé cinq balles. Cinq pour cent de chance ou plutôt de risque d'en
mourir. Mais que faire d'autre aussi ? Peut-on vivre chaque jour
dans l'anxiété, dans la terreur d'attraper cette saloperie alors
qu'aucun signe extérieur ne le laisse deviner ? Alors, on prend le
parti de laisser cette préoccupation possible, en arrière fond de notre
conscience. On ne l'oublie pas, mais lorsqu'on n'a pas pris de risque,
qu'on est tranquillement installé chez soi, on préfère penser à autre
chose, s'occuper à des activités d'intérieur même si le soleil brille.
Moi, par exemple, je peins. J'ai attrapé ma plus grande toile, rangée
derrière les autres et je me suis lancé dans la réalisation d'un petit
port breton cher à mon cœur. Je me suis mis à la rédaction de ce
journal aussi. J'ai pensé que, même s'il n'y avait pas grand chose à
raconter à propos des faits qui se dérouleraient chaque jour, il y
avait pourtant matière à analyser, à expliquer, à comprendre mille et
une choses qui se révéleraient.
Lundi
20 avril 2020 – jour 35
Hier,
je sors du Monoprix après avoir fait mes courses au prix d'une
vigilance de chaque instant et de précautions pointues car les courses
sont une des occasions les plus risquées d'attraper le covid 19. Je me
dirigeais vers la sortie, j'étais à quelques mètres des portes vitrées
coulissantes, dans la dernière ligne droite, quand un jeune gars,
ordinaire et banal, avance vers moi en sens inverse. Soudain, à
quelques mètres de moi, il se met à tousser, la bouche grande ouverte,
dans ma direction et sans mettre sa main devant la bouche. Évidemment,
il ne porte aucun masque. Ses quintes de toux s'arrêtent un instant
tandis qu'il continue de se rapprocher de moi. Et, lorsqu'il passe à
mon niveau, il recommence à tousser en me regardant, la bouche toujours
grande ouverte. J'essaye de me détourner et de m'éloigner, mais c'est
trop tard déjà. S'il est contaminé, malgré mon masque fait maison,
j'aurais été exposé très fortement et les risques d'être moi-même
malade sont loin d'être négligeables. La bêtise humaine et la négation
des autres chez une partie de l'espèce est incommensurable. On répète
sur tous les tons de toutes les antennes TV et radios que l'on doit
tousser ou éternuer dans son coude, ne plus serrer la main, ne plus
faire la bise et se laver très régulièrement les mains, et pourtant, ce
parfait abruti me tousse en pleine figure comme s'il débarquait d'une
planète reculée aux confins du système solaire. Désespérant...
Les
chaînes télé nous abreuvent d'interviews de personnalités différentes
qui nous disent d'un jour à l'autre, tout et son contraire. On ne sait
plus depuis longtemps à quel saint se vouer. Les informations changent
constamment. D'abord, tous les médecins ne disent pas la même chose,
mais comme si ça ne suffisait pas, le gouvernement nous ment
effrontément pour dissimuler ses erreurs, ses manquements, son
incompétence. On ne peut donc se fier à rien ni à personne. On doit se
faire sa revue de presse personnelle chaque jour pour essayer dans
tirer quelques débuts de vérité, quelques règles de sécurité probables,
sans aucune certitude pourtant. Par exemple, aucune certitude sur la
propagation du virus dans l'air, sous forme d'aérosol, ce qui
augmenterait considérablement ses possibilités de propagation. On
devient quand même des as de l'infectiologie qui se révèle bien
impuissante face à la contagiosité de ce virus... On découvre le
concept d'immunité collective lors d'une épidémie, chose dont on
n'avait jamais entendu parler avant... Immunité qui ne devient opérante
qu'à partir du seuil situé aux environs de soixante-dix pour cent de la
population contaminée, pour que le virus ait la route barrée, ne puisse
plus circuler et s'éteigne faute d'individus à infecter... Pas de
médicament efficace, pas de vaccin avant au moins un an et demi et
aucune vision sur la possible disparition du virus de lui-même ou sous
l'effet de raisons complexes et obscures comme le cycle des saisons...
Mercredi
22 avril 2020 – jour 37
Ce
qui change, avec cette épidémie, dans l'ordre du monde, c'est que nous
nous découvrons tous vulnérables, pauvres aussi bien que riches. Nous
sommes tous renvoyés à notre humanité nue et désarmée. Bien sûr, les
riches sont confinés dans de bien meilleures conditions, dans leurs
spacieuses demeures entourées de grands jardins arborés. Bien sûr, ils
sont moins exposés au virus en n'allant pas s'entasser dans les
transports en communs, en envoyant du personnel faire les courses à
leur place ou en se faisant livrer l'essentiel de leurs provisions.
Mais, lorsque le virus, au gré d'une circonstance mal contrôlée,
pénètre dans leur organisme, ils se retrouvent au même point que tout
le monde. Devant cette maladie sans traitement, nous sommes tous à
égalité, plus ou moins aptes à lutter face à lui, selon des critères
hasardeux de loterie génétique individuelle et ou de résistance
différente selon la constitution de chacun. Comme dans les clubs
naturistes, les différences sociales s'effacent. Plus de chef, de
supérieur, de dirigeant. Plus de subalterne, de balayeur, de grouillot.
Chacun se retrouve nu comme un vers, fort de sa seule constitution
physique, capable d'encaisser la réplication du virus ou pas. Et cet
aplanissement des différences entre individus se retrouve aussi entre
les nations. Bien sûr, les Etats-Unis disposent de respirateurs que
n'ont pas les pays pauvres, mais au bout du compte, chez eux aussi, les
morts se comptent par milliers...
Jeudi
23 avril 2020 – jour 38
Évidemment,
confronté à une telle menace, on pense forcément à la mort. Pour ma
part, pas tellement, ou plutôt, ayant déjà pensé à la mienne, je me
sens, à priori, plutôt assez serein. Je dis, à priori, car je n'y suis
pas confronté de manière imminente, n'ayant, pour le moment, aucun
signe de la maladie, ni aucune raison d'inquiétude à brève échéance,
puisque ne prenant que très peu de risques, et de façon contrôlée car
respectant les fameux gestes barrières. J'ai l'impression d'être bien
en paix avec moi-même et avec la vie en général. J'ai réalisé ce que je
souhaitais, du moins, je me suis comporté, tout au long de ma vie,
d'une façon dont je n'ai pas grand chose à vraiment regretter. Je n'ai
pas obtenu tout ce que j'aurais souhaité, mais, dans la mesure de mes
possibilités, étant donné mes préférences, ma personnalité, mes
valeurs, j'ai avancé dans une direction que je n'ai pas à renier. J'ai
toujours fait à peu près tout ce que j'ai voulu, dans la mesure des
limites du principe de réalité et de ma liberté individuelle. Les choix
que j'ai fait, quels qu'ils soient, je ne les regrette pas, même si je
me suis trompé parfois car, si je me retrouvais au même endroit, dans
les mêmes conditions qu'à l'époque, je referais ces mêmes choix qui ne
se révélèrent jamais désastreux de toute façon. Des erreurs, tout le
monde en fait. Il faut juste essayer qu'elles ne soient pas trop
énormes. Ce qui fut le cas.
Samedi
25 avril 2020 – jour 40
On
s'habitue à ce qui, au début, nous apparaissait comme monstrueux: les
rues désertes, les files d'attente silencieuses devant les magasins,
les masques, les commerces fermés. On a l'impression d'être arrivé à
contrôler la contagion du virus par des gestes barrières, des
procédures, des mesures de protection, des comportements. Ma vie
sociale s'est trouvée profondément modifiée, je ne me déplace plus pour
aller travailler et j'ai réduit mes occasions de sortir au
minimum : le ravitaillement pour les courses et une heure de
promenade quotidienne en gardant rigoureusement mes distances à la vue
des rares passants. Ce monde était inimaginable il y a trois mois et
pourtant, pour le moment, je m'en accommode plutôt bien.
On
vit dans notre petite bulle. Pour une heure et demie deux heures, le
soir, le temps d'un film, on oublie le monde d'aujourd'hui pour se
replonger dans le monde d'avant, celui où l'on pouvait sortir,
s'approcher les uns des autres, se frôler, se toucher, rire, manger au
restaurant, se tenir par la main, s'embrasser, s'étreindre... Hôtel
California.