V...
Je
regarde sur Google Earth la maison que nous avions achetée, ma
compagne et moi. On voit pas mal de choses sur ces cartes satellite.
Par exemple, on voit que le nouveau propriétaire a crée de nouveaux
chemins sur le terrain : une large allée qui permet à une
voiture de se rendre sous l'abri qu'il a fait construire dans le
prolongement de la grange, ainsi qu'une autre allée permettant de
traverser la pelouse sans se salir les chaussures dans l'herbe. On
devine un abri de jardin dans le fond et d'autres choses qu'on ne
peut parvenir à identifier.
C'était ma maison. Je l'avais trouvée avec l'aide d'un ami qui me
l'avait indiquée et qui savait les propriétaires désireux de la
vendre. C'était pour eux, parisiens, une maison secondaire, une
maison de vacances un peu bohème. Tout y était retapé un peu de
bric et de broc, seule la partie de plein pied y était habitable et
le chauffage n'était constitué que de radiateurs électriques
d'appoint. Je m'y étais rendu au pied levé et j'avais sonné à la
petite porte faite de quelques planchettes cloutées les unes aux
autres et où avait été accrochée une clochette. C'était l'été,
il faisait beau et chaud. Les gens étaient dehors. Il y avait une
petite piscine gonflable sur la pelouse, derrière la haie de
charmilles et un enfant métis jouait dedans, surveillé par son
père. J'expliquais au couple d'une cinquantaine d'années qui vint à
ma rencontre que j'avais entendu que peut-être, ils souhaitaient
vendre leur maison et que je venais m'en assurer et en parler avec
eux. Ils m'accueillirent tout de suite très gentiment en acquiesçant
et me proposèrent de faire aussitôt le tour de la propriété.
J'eus le coup de foudre instantanément. Celui-ci ne s'est jamais
démenti par la suite. C'était une charmante fermette constituée de
deux bâtiments dans le prolongement l'un de l'autre, le bâtiment
d'habitation, suivi de la grange, plus haute et plus longue. Tous les
murs étaient en pierres apparentes et il se dégageait de cette
bâtisse un charme évident. Elle faisait face à un vaste terrain
planté de grands pins et de saules qui faisait plutôt penser à un
parc. Dans le fond, une ancienne pompe à eau manuelle munie d'un
grand volant, donnait à l'ensemble un charme bucolique. Accompagné
du propriétaire et de sa femme, je fis ensuite le tour intérieur de
la maison et pour commencer, en entrant dans la pièce principale, je
découvris une très grande cheminée ouverte où l'on aurait pu
faire rôtir un agneau entier. Les murs avaient besoin d'un coup de
neuf, le sol aussi qui était fait de larges dalles de lino noires et
blanches, mais l'ensemble était tout à fait vivable le temps qu'on
prenne le temps de rafraîchir tout ça. Au bout de la salle, une
très vieille porte de basse-cour restaurée permettait d'accéder à
une petite chambre toute mignonne. La cuisine était fonctionnelle et
propre mais elle était loin d'être du dernier cri. En avançant
dans la pièce suivante, sorte de longue bibliothèque, je découvris
un ancien évier en grès qui n'était plus en service bien sûr,
mais qui soulignait, à sa façon, la rusticité du lieu. Pour finir,
je visitais la grande chambre située au-dessus de la bibliothèque,
mais, comme celle-ci, bâtie à l'intérieur de la grange. On
accédait à cette pièce là d'ailleurs, en passant obligatoirement
par la grange. C'était tout à fait original mais bien suffisant
pour une maison de vacances, m'expliqua le propriétaire.
Quand
l'homme me donna une estimation de la somme qu'il souhaitait obtenir
pour son bien, je compris que cette maison serait la mienne car son
prix m'était tout à fait accessible. Je sus que si les
propriétaires ne changeaient pas d'avis, c'était cette maison que
je choisissais pour nous accueillir, que nous allions habiter et pas
une autre. Je savais qu'elle ne pouvait que plaire à ma compagne, et
elle lui plut.
J'avais
vécu toute ma vie en appartement et cette maison fut pour moi, à la
perfection, dès que nous l'eurent achetée, la maison de rêve à
laquelle j'aspirais. Elle n'était pas parfaite, loin de là, mais
justement, pour cela, elle avait ce charme intime et rare qui la
faisait unique et riche d'une histoire familière emplie de vies
passées. Quand j'allais jusqu'au bout du parc, je n'arrivais pas
vraiment à croire que ces arbres étaient à moi, que cette mousse,
que ces feuilles mortes sur le sol m'appartenaient. Mille quatre
cents mètres de terre étaient à moi. Pour la première fois de ma
vie, j'étais propriétaire d'un bout de nature jolie et simple,
planté de grands arbres au port harmonieux. Déjà je savais qu'on
n'est jamais vraiment propriétaire de rien, que l'on ne fait toute
sa vie, qu'emprunter pour un temps. Mais je ne pensais pas que ce
serait pour si peu de temps...
Le
hasard nous fait croiser la route de personnes et selon ce qu'ils
sont, des gens bien ou non, nous oriente vers des chemins favorables
ou des ornières. Le hasard des rencontres tient dans nos vies une
place importante que l'on a très souvent tendance à méconnaître.
Cet ami qui me permit de dénicher cette maison, ces propriétaires
bienveillants et amicaux furent des éléments bénéfiques de cette
partie de ma vie. D'autres personnes que l'on croise n'ont pas la
moindre pensée pour vous, ils vous écartent d'un revers de la main
comme si vous n'aviez pas plus d'importance qu'un simple caillou sur
leur trajectoire.
Le temps a passé. Il y a vingt-quatre ans aujourd'hui que je l'ai
vendue. Et pour moi, cette maison reste toujours la mienne. Je
l'avais adoptée. Elle ne m'a jamais déçu. C'est la maison de mon
cœur. Elle restera à jamais en moi comme un grand amour jamais
déçu. Je l'ai vendue car après que nous nous soyons séparés, ma
compagne et moi, je n'ai pas voulu continuer à vivre dans cette
maison qui avait été pour moi et nos enfants, notre foyer à tous
les quatre. Je ne me suis pas vu rester là, seul, au milieu des
souvenirs, au milieu des projets avortés, au milieu des décombres,
comme un rescapé dans une ville dévastée par la guerre. J'aurais
pu racheter sa part pour la conserver, mais là n'était pas la
question. Je voulais tourner la page pour avancer vers l'avenir, pour
surmonter l'épreuve de l'échec de notre couple. Je l'ai vendue
parce que je crois qu'il ne faut pas trop s'attacher aux biens
matériels, d'autant plus, lorsqu'ils vous empêchent d'avancer. Je
n'ai jamais regretté ma décision. C'était la seule raisonnable si
je voulais me relever de ce naufrage et passer à autre chose. Je
m'en suis séparé comme on se tranche un membre gangrené. Je
n'avais aucun autre choix raisonnable. Même si j'aimais cette
maison, il me fallait me sauver, sauver ma peau, quitter cet endroit
que ma compagne avait transformé en enfer. Dans une autre dimension,
cette maison est, et reste toujours la mienne.
Les maisons ont une âme. La mienne en avait une et elle était
belle.
On vit parfois à côté de fantômes, à côté de personnes qui
n'existent pas. On croit connaître quelqu'un, on vit des années
près de cette personne et un jour, l'on se rend enfin compte qu'elle
n'avait rien à voir avec ce que l'on croyait qu'elle était. On
s'était trompé sur toute la ligne, on avait vécu avec un être
imaginaire, avec un être imaginé.
♣
J'ai écrit cette lettre à la sœur de Gérard Di... que j'ai
trouvée après recherches dans les pages blanches de l'annuaire.
Après avoir tenté de l'appeler au téléphone et sans réponse, je
lui ai postée cette première lettre à laquelle elle a répondu par
email. Puis nos échanges ont continué :
Madame,
J'ai
essayé de vous joindre par téléphone mais souvent, aujourd'hui,
les gens, et moi le premier, ne prennent plus la peine de décrocher
leur téléphone fixe à cause du harcèlement téléphonique dont
ils font l'objet. C'est pourquoi je vous écris par courrier. J'ai
trouvé votre adresse sur les pages blanches et vous écris parce que
je suis à la recherche de quelqu'un de la famille d'un ami de
jeunesse, Gérard Di... Il y a longtemps que j'essayais d'avoir de
ses nouvelles mais toutes mes recherches sur internet ne donnaient
rien. Nous nous sommes connus durant les vacances, au Grau d'Agde,
lorsque nous avions seize, dix-sept ans, puis jusqu'à la trentaine.
Ensuite, les années nous ont éloigné comme il arrive souvent
lorsqu'on est jeune. Ne trouvant nulle trace de lui sur Internet,
j'ai longtemps pensé qu'il tenait à rester discret sur le web en ne
s'y affichant pas. Mais tout récemment, j'ai découvert sur le site
français des personnes décédées du Ministère de l'intérieur
qu'il était décédé en 1995. Cela m'a fait beaucoup de peine en
l'apprenant car j'appréciais beaucoup Gérard. Je ne sais si vous
êtes de sa famille, mais une personne que j'avais contactée par
téléphone et qui l'avait connu m'a dit qu'il avait deux sœurs,
N... et C.... Voilà pourquoi je m'adresse à vous. J'espère ne pas
vous avoir importuné si vous n'êtes pas de sa famille. Si vous en
êtes, j'aurais aimé parler un peu de lui avec vous. J'ai aussi une
photo de l'époque qui le représente bien, à vous transmettre. Je
vous laisse mes numéros de téléphone et mon adresse email si vous
acceptez de donner suite à ma demande.
Amicalement.
Bonjour,
Je
ne suis plus retourné au Grau d'Agde depuis longtemps. La dernière
fois, je devais avoir 22 ans. Le Grau d'Agde, pour moi, était
synonyme de paradis lointain, de soleil permanent, de mer turquoise
et de vacances. D'autant que j'habitais la région parisienne. Nous y
allions chaque été avec mes parents depuis mes 7 ans. J'ai
rencontré Gérard au CLJ (Club de Loisir des Jeunes), la première
fois où je m'y étais inscrit. J'avais 14 ans et il m'y avait
accueilli tout de suite très amicalement avec les autres ados
fréquentant déjà le lieu. Il allait à la messe le dimanche et
cela m'étonnait car mes souvenirs de messe obligatoire pour le
catéchisme que j'avais suivi, étaient vraiment ennuyeux. Il me
disait, lorsque j'adoptais un ton un peu péremptoire sur des sujets
variés: "Le christ a dit, ne juge pas si tu ne veux pas être
jugé." J'avais du mal à acquiescer mais le temps s'est chargé
de me faire comprendre la justesse de ces paroles.
Je
suis certain qu'il devait être le prof de français rêvé car il ne
pouvait qu'intéresser des élèves de par sa personnalité vivante
et sa passion pour les livres et les sujets intellectuels. Ce fut de
toute évidence, une perte d'importance pour les nombreux élèves
qui n'ont pas eu la chance de le croiser car il devait être le prof
qu'on n'oublie pas.
Je
viens de prendre ma retraite en septembre, avec deux ans d'avance et
une décote certaine. Mais ce fut un choix parfaitement assumé. J'ai
conscience depuis longtemps de la fragilité de la vie et j'apprécie
la nouvelle liberté de mon emploi du temps. Avec le recul de toutes
ces années, je sais que Gérard était une des personnes de plus
grande valeur que j'ai pu rencontrer. Je regrette de ne pas l'avoir
su plus tôt et de ne pas avoir sauvegardé le lien. Mais comme je
vous l'ai dit, quand on est jeune, on a tendance à foncer de
l'avant, sans se retourner souvent. Ça n'est pas forcément plus mal
car on pense que notre avenir est toujours là-bas, plus loin. Ce qui
est parfois vrai. J'avais 26 ans quand j'ai rencontré la mère de
mes enfants. Mon fils a 30 ans et ma fille 26 ans. Nous nous sommes
séparés il y a longtemps mais nos deux enfants sont une réussite.
J'ai un frère et une sœur et me reste encore ma mère qui perd la
mémoire des choses anciennes. Ce n'est pas Alzheimer mais un abus
d'anxiolytiques durant de trop nombreuses années.
J'ai
mis plusieurs mois à me décider à rechercher de la famille proche
de Gérard. Puis ce fut une évidence, je ne pouvais pas ne pas
essayer. Ne serait-ce que pour partager cette photo que je vous ai
envoyée et que j'avais faite (à cette époque j'avais un
agrandisseur et je développais mes photos). Je voulais aussi
témoigner à quelqu'un qui l'avait connu qu'il avait vraiment compté
pour moi en tant qu'ami.
La
personne qui m'a dit que Gérard avait deux sœurs est Marie Di...,
la première personne que j'ai appelée par hasard en consultant les
pages blanches. Elle m'a dit que Gérard était du côté de la
famille de son mari et elle ne savait pas que Gérard était décédé.
Elle m'a dit qu'ils étaient âgés, dans les 90 ans et qu'ils
n'avaient pas gardé de contact avec les plus jeunes de cette
famille.
Si
ce n'est pas trop indiscret, pourriez-vous me dire de quelle maladie
souffrait Gérard, cette maladie capable d'emporter un jeune, en
France, dans ces années là ? Ma fille est infirmière et
lorsqu'elle était en hématologie à la Pitié Salpêtrière à
Paris, elle me disait qu'elle voyait arriver dans leur service, des
jeunes sur lesquelles étaient tombé la malchance d'une maladie
grave. Elle avait même fini par croire que ces cas là n'étaient
pas si rares et j'avais dû la rassurer, chiffres à l'appui, pour
lui démontrer que non, on n'avait pas une chance sur cent de
développer une leucémie...
Amicalement.
Je
suis désolé d'avoir remué tous ces souvenirs, vraiment désolé.
Je sais bien que le temps qui passe ne change pas grand chose à
toutes ces émotions.
Gérard
avait aussi une autre sœur ? Vous ne m'en avez pas parlée. Quoi
qu'il en soit, je vais cesser de vous attrister avec des souvenirs
passés et vous laisser tranquille. J'espérais ne pas troubler votre
présent. Excusez-moi d'avoir dérangé votre peine.
Les
réponses de la sœur de Gérard sont assez brèves et j'ai perçu
nettement toute sa douleur encore présente. Elle me dit que son
frère et elle étaient très liés, qu'elle l'aimait beaucoup et
qu'il était même sa moitié. Elle n'a pas voulu me répondre quant
à la maladie qui l'a fauché. Elle m'a dit non, je ne souhaite pas
vous communiquer la maladie qui l'a emporté. Je ne comprends pas
cette volonté de taire le nom d'une maladie. Avant, on parlait de
certaines maladies comme de maladies honteuses. C'était idiot,
aucune maladie ne devrait être honteuse, quelle qu'elle soit !
Et j'en suis venu à me demander si ce ne serait pas le sida qui a
emporté Gérard. En 95, on n'en menait pas bien large face ce virus.
Et de fil en aiguille, je me demande si Gérard n'était pas
homosexuel et s'il n'a pas attrapé cette saloperie du fait de
rencontres de ce type. A l'époque, la communauté homo était
touchée de plein fouet. Je n'avais jamais pensé à cela et à
présent, du fait de cette opacité sur la cause de sa mort, je me
dis qu'il devait probablement être homosexuel et qu'il est mort du
sida comme beaucoup en ce temps là. J'essaye de me souvenir si
quelque chose aurait pu me le faire deviner autrefois, mais non, rien
de particulier, si ce n'est qu'il était quelqu'un à la personnalité
très fine et intellectuelle, sans être du tout efféminé. Mais
heureusement que tous les hommes un peu fins ne sont pas
nécessairement homosexuels. Je veux dire qu'heureusement que ce qui
définit un homme hétérosexuel, n'est pas uniquement et toujours
d'être une brute épaisse... Comme d'être homosexuel ne garantit
pas de ne pas être une brute épaisse... Je trouve dommage qu'elle
n'ait pas voulu me dire exactement ce qui l'a tué. Qu'il ait été
de toute manière, homosexuel ou pas, ne change strictement rien pour
moi à son égard et dans les sentiments que je lui porte toujours.
Ça ne change absolument rien sur le regard que je porte sur lui.
Rien de rien. Je n'avais jamais pensé à ça. Et je me demande si
c'était absolument impossible qu'il le soit sans que cela ne m'ait
jamais effleuré l'esprit. Et non, ça n'était pas absolument
impossible...
♣
Après
avoir passé un test de dépistage du cancer du colon positif, mon
beau-frère doit passer une coloscopie pour connaître les causes de
la présence de sang dans ses selles. Je disais à ma sœur que, pour
cet examen, il fallait rester à l'hôpital la nuit précédente
puisqu'ils nous faisaient boire une potion déclenchant une espèce
de diarrhée continue dans le but d'obtenir des intestins
parfaitement propres et limpides pour les investigations médicales.
Je lui expliquais que j'y avais déjà eu le droit et que l'on
entendait, chacun dans sa chambre, le bruit de vidange des autres
patients alentour, astreints à la même purge.
Nous
sommes à ces moments là, entièrement soumis à notre corps dont
nous dépendons totalement. Notre psychisme, notre âme ne nous a pas
abandonné mais la médecine, à ce moment là, ne s'intéresse qu'à
notre machine biologique. Elle n'a pas vraiment le temps de prendre
en compte notre esprit, nous sommes si nombreux et il faut être
efficace. Donc, on nous considère comme on le ferait du moteur d'une
voiture. On soulève le capot et on va voir ce qui ne fonctionne pas.
C'est très efficace et l'on ne peut pas faire autrement mais à ces
moments là, nous nous sentons tout à fait réduits à notre être
matériel et percevons bien clairement notre fragilité, nos limites
et donc notre détresse...
♣
Il y
a trois jours que Poutine a envahi l'Ukraine. Étant donné la
tournure que prennent les événements et notamment les réactions
des pays de l'OTAN, je suis inquiet quant au devenir de la paix dans
nos pays. Aujourd'hui, Poutine parle déjà de mettre ses armes
nucléaires en alerte. L'escalade est rapide.
♣
Je
regarde les petites annonces de maisons avec jardin dans les environs
de C... et ces petites maisons ne me font plus rêver. Enfin, plus
autant qu'avant. Une petite maison un peu perdue, avec jardin, est
faite pour au moins deux personnes, il me semble.
Je
regarde des vidéos de cette actrice pornographique si ravissante et
je reste perplexe qu'elle puisse se livrer à tant de turpitudes
sexuelles comme de se faire baiser en gros plan jusqu'à la garde, se
faire enculer bien profondément sans jamais se départir de sa grâce
aérienne, lumineuse, son élégance, sa pureté. Elle demeure
distinguée, chic, tout en suçant goulûment des queues impatientes,
demeurant intouchable comme un ange qui ne pourrait jamais déchoir.
Et je me demande quel est son secret...
Ces
actrices sont libérées des interdits sociaux, des tabous. Elles
semblent dire « merde ! » à tout ce qui est
conventionnel. Elles me font l'impression d'avoir atteint un degré
supérieur de liberté. Elles font, devant les caméras et face au
monde entier, ce que tout le monde dirait ne jamais vouloir faire. Je
n'en suis pas sûr, bien sûr, c'est une impression. Car comment
s'accommoder du regard de ses propres parents face à cela, comme de
celui de ses propres enfants, plus tard... Seules au monde,
orphelines, on imagine bien que cela devrait être plus facile, mais
elles ne le sont pas toutes et le poids du jugement familial ou du
moins du regard familial, me semble être un prix à payer bien
important.
Michel
Simon - Il y avait dans ma rue, il y a quelques temps, un voisin
qui avait comme un faux air de Michel Simon. Ce drôle de personnage
à la moustache et aux cheveux blancs, avec des accents sympathiques
dans la voix, une lueur espiègle dans les yeux, son air bourru
surjoué, m'avait demandé, un dimanche après-midi, de le dépanner
de dix euros car il attendait que lui soit versé sa maigre pension
de retraite, m'avait-il expliqué. D'ordinaire, je ne donne jamais
rien aux nombreux mendiants du centre ville qui tentent de taxer les
passants à chaque fois qu'ils mettent le nez dehors. Lui, je le
connaissais de vue. Il avait la blague facile et nous avions déjà
échangé quelques banalités, comme des gens qui se reconnaissent
dans la rue. Il m'avait appris, souvent, sur un ton à chaque fois
humoristique et amical, quelques nouvelles intéressantes à propos
des rumeurs concernant le quartier, qu'il tenait du café du coin
qu'il fréquentait assidûment. Il avait la gouaille facile et
semblait sortir tout droit du second rôle d'un film en noir et blanc
de Michel Audiard. Je sortis un billet et le lui tendis volontiers.
« Je vous le rends demain, sans faute, dès que ma pension aura
été versée sur mon compte. » m'assura-t-il. Le lendemain, je
ne le vis pas. Deux jours après, je le croisai. Il me demanda
« Vous êtes là en début d'après-midi ? Parce que je
passerai vous rapporter les dix euros. » « D'accord, je
répondis. Je ne bouge pas de la journée. A tout à l'heure ! »
Il ne vint pas, ni ce jour là, ni le lendemain. Lorsque je le
croisai à nouveau quelques jours plus tard, il me refit la même
proposition de me rapporter chez moi le billet qu'il me devait. Je me
proposais même, intérieurement, de lui offrir un café. Cette
fois-ci encore, il ne vint pas. Pourtant, le mois était déjà bien
avancé et sa pension de retraite lui avait forcément été versée
depuis longtemps maintenant. Parfois, je le croisais sur le trottoir
d'en face, mais il ne me voyait pas ou feignait de ne pas me voir. Il
habitait l'immeuble mitoyen du mien, donc nous étions des voisins
très proches, forcément amenés à nous rencontrer très souvent.
Je n'arrivais pas à croire qu'il ne voulait pas me rembourser sa
dette. Dette minuscule de plus. Dix euros ! Le prix d'un paquet
de clopes dans lequel d'ailleurs, le fameux billet avait dû être
consumé aussitôt prêté. Maintenant, il m'évitait même. C'était
incroyable. Ces dix euros qu'il cherchait à me barboter n'allaient
pas changer ma vie en quoi que ce soit, ni la sienne. A vrai dire, je
m'en foutais complètement, mais son comportement me dépassait.
Qu'espérait-il ? Que j'oublie ? Se moquait-il que mon
attitude plutôt amicale à son égard ne se transforme en perte
totale de confiance et même en une certaine distance ? Pour dix
euros seulement... Cela dépassait mon entendement. Parce
qu'évidemment, il devait bien se douter que, tant qu'il ne m'aurait
pas remboursé mon billet, je ne lui en prêterais jamais d'autre et
qu'il valait mieux qu'il n'ait jamais besoin de mon aide, quel qu'en
soit le motif. Le temps passa et je ne revis jamais mon billet.
Malgré son culot, il n'osa quand même pas m'en réclamer un autre.
Je fis facilement le deuil de celui-ci. La légèreté de son
comportement me déçut, par contre, car je lui trouvais un certain
panache à l'ancienne, une gueule comme on en pouvait voir dans les
vieux films français des années soixante. Je n'imaginais pas alors,
qu'il put être aussi minable. C'est récurent chez moi, je ne
parviens jamais à imaginer le degré de bassesse et d'infamie des
gens. Dans un premier temps, assez long souvent, je ne parviens pas à
y croire, tellement méprisables sont leurs actions. Je n'arrive tout
bonnement pas à croire qu'on puisse se conduire comme ça...
J'appris
dans l'année qu'il était décédé d'un infarctus devant lequel les
secours étaient restés impuissants. Une figure du quartier
disparaissait. Sans famille, le voisinage organisa une quête pour
lui offrir une couronne à déposer sur sa tombe. Quant vint mon
tour, je répondis : « J'ai déjà donné. » sans plus
d'explications.
En y
repensant, ensuite, je me dis que, avec mon billet de dix euros, si
je lui avais laissé le choix entre ma participation à la quête
pour la couronne mortuaire ou s'acheter un paquet de clopes, il est
certain qu'il aurait choisi le paquet de clopes ! Je n'ai donc
aucun remords à avoir. Aucun ! Et malgré son indélicatesse,
il me demeure malgré tout, toujours sympathique. Allez comprendre
quelque chose...
♣
Depuis
plus de dix ans que j'ai emménagé dans mon quartier, à chaque fois
que je sors de chez moi, je croise dans tout le centre ville, du
matin au soir, sept jours sur sept, ce grand SDF à la barbe hirsute,
moins jeune qu'au début maintenant, traînant sa démarche lente,
les mains tendues formant une coupe. Et je me dis que faire la manche
est vraiment un boulot à plein temps. En comptant neuf heures par
jour, cela nous fait une semaine de soixante-trois heures. On est
très loin ici, de la semaine de trente-cinq heures...
♣
Je
me souviens de cette collègue qui m'expliquait, tandis que nous
déjeunions, qu'elle avait un sentiment de culpabilité dont elle ne
parvenait pas bien à se défaire, du fait que le mari d'une autre
femme, l'avait quittée pour elle. Elle me disait être vraiment
désolée pour cette femme mais qu'elle-même n'y était pour rien.
Elle n'avait rien fait pour que cela arrive, mais le fait était là,
il avait quitté sa femme pour elle. Je lui dis « Cela
est tout en ton honneur. Beaucoup d'autres se moqueraient pas mal de
celle qu'on a quittée, voire même, la dénigrerait... »
♣
Lorsque
nous jouissons du confort matériel de base, un appartement pas trop
étroit, quelques ustensiles nécessaires pour cuisiner ainsi que
quelques meubles et objets techniques, amasser, dépenser, consommer,
posséder, ne me semble pas capable d'apporter beaucoup de plaisir
dans la vie. Lorsque je peins, lorsque j'écris, lorsque je joue de
la musique, le plaisir procuré persiste bien davantage qu'en
achetant un bien de consommation, plaisir qui s'évanouit presque
aussitôt après sa possession. Tandis que le plaisir de peindre,
écrire, jouer de la musique, se renouvelle sans cesse, jour après
jour, sans diminuer.
♣
Je suis tombé sur le
début d'un article du Figaro qui s'intitulait « J'ai 50 ans et
j'ai raté ma vie. » Comme je ne suis pas abonné au site
internet, je n'ai pu en lire que les premières lignes. J'aurais été
curieux de lire les témoignages de ces gens désappointés ainsi que
les commentaires des psys et du journaliste. Tant pis. Je me dis que
cela me donne l'occasion de réfléchir au sujet sans être influencé
par les points de vue d'autres personnes... Moi, j'ai soixante ans
dans un mois. A dix ans près, on en est à peu près au même dans
cette partie de la vie. Quand on dit « J'ai raté ma vie »,
je me dis qu'on pourrait peut-être commencer par ce que l'on a quand
même réussi car, à part quelques rares personnes qui ont
absolument tout raté, on a sûrement, tous, forcément, arrivé à
cet âge là, obtenu quand même quelques points positifs dans un
domaine ou bien un autre, à un moment ou bien un autre de son
existence. Evidemment, mon enthousiasme et mes rêves d'adolescent
ont dû en rabattre, mais je peux me féliciter par exemple, d'avoir
toute ma vie, pu exercer une profession qui avait du sens même si
les difficultés de tous ordres l'ont toujours jalonnée.
Je suis propriétaire de
mon appartement, aujourd'hui intégralement payé et, même si des
désagréments dont j'ai déjà parlé existent, j'ai un toit sur la
tête, sans à présent plus de fuite d'eau venant du ciel, et non
loin des commerces.
Je suis en paix avec
moi-même, l'esprit serein d'être capable de poser un regard juste
sur la réalité en général et les gens en particulier. Je n'ai pas
à faire de compromissions ni de contorsions avec quiconque. Je me
sens libre dans mes vues, mes jugements, et ne suis contraint de rien
par personne. Ça semble rien, mais c'est déjà beaucoup je trouve.
Combien de gens sont obligés de composer avec des personnes abusives
ou tyranniques qui leur tordent le bras d'une façon ou d'une autre.
♣
Depuis des déboires sentimentaux,
je suis extrêmement vigilant à ne plus perdre le réel des yeux,
dans tous les domaines de la vie et avec tous les gens que je côtoie.
C'est sûrement la plus grande leçon que je reçus de ma vie.
♣
Les
gens sont enfermés dans leur être, dans leur connerie, dans leur
bassesse, comme des larves dans leur chrysalide.
Les
hommes sont des singes, des singes sophistiqués mais des singes tout
de même...
♣
Mon
voisin, minable absolu, au-dessous de tout, ayant fui toutes ses
responsabilités lorsqu'il exerçait les charges de syndic bénévole
de la copropriété, pas fiable pour un sou, ne réglant même plus
les factures d'eau ni celles de l'assurance de l'immeuble,
irresponsable et nullissime, me dit, à propos de la société qui
doit venir lui installer la fibre optique jusqu'à son appartement :
« Vous me connaissez, s'il y a quelque chose qui ne respecte
pas absolument les règles de la copropriété, je refuse son
intervention ! » Incroyable, cette personne qui, depuis
des années, a laissé partir la copropriété à vaux l'eau, se
montre tatillon à l'extrême avec les autres ! Et il ose me
prendre à témoin de sa rigueur légendaire ! Donc, il croit
absolument à ce qu'il dit être ! Les hommes sont fous !
♣
Je
ne vois pas pourquoi nous irions au paradis et pas les
orangs-outans...
♣
Un
vieux couple - En allant voter ce matin, assez tôt, je croise,
dans les rues désertes, ce couple insolite et pittoresque qu'on ne
voit jamais l'un sans l'autre, d'une mère et de son vieux garçon de
fils. Lui, je le connais très vaguement, le crâne dégarni,
affichant son éternel sourire figé en un rictus permanent exposant
ses dents et ses gencives tel un masque de théâtre japonais. A plus
de cinquante ans, il ne travaille toujours pas, c'est évident. Il
tient compagnie à sa mère, ce qui n'est déjà pas si mal.
Trottinant à ses côtés, toujours affublé, été comme hiver,
d'une antique et longue gabardine informe, il promène sa serviette
emplie de papier journal, sans doute, à travers les rues de la
ville. Quand il se trouve sur votre chemin, il vous voit de loin,
toujours, s'approche insensiblement dans votre direction, son éternel
large sourire en bandoulière illuminant sa face, et vous tend une
longue main moite, s'informant à chaque fois, de la même
interrogation : « Alors, ça va ? Tu vas bien ?
». Vous ne pouvez pas, ne pas serrer cette main tendue, poisseuse et
molle, même si ça vous répugne un peu car c'est un brave garçon.
Et vous répondez invariablement : « Oui et toi ? »,
auquel il répond, lui aussi, toujours affirmativement. Cette scène,
il la joue tous les jours et avec une quantité impressionnante de
personnes. Sa mère, petite vieille voûtée, desséchée, ratatinée,
très âgée, a conservé l'esprit vif et alerte. On devine, derrière
son regard et ses commentaires hauts et percutants, la répartie et
l'espièglerie, comme si, sautillait derrière ses yeux pétillants,
un petit oiseau malicieux. Ils reviennent du bureau de vote où ils
sont allés accomplir leur devoir et elle lui désigne une façade
ancienne de la ruelle en lui expliquant qu'au vu des très belles
fenêtres, ce devait être autrefois, une abbaye. Elle aussi porte
une gabardine usée, d'un bleu défraîchi. Aujourd'hui, elle ne
traîne pas son chariot de courses qui la suit d'habitude quand ils
vont au marché où son fils, accoutré chaque fois à l'identique,
l'accompagne invariablement, comme lorsqu'il était petit garçon.
C'est elle qui choisit ce qui constituera leurs repas et qui paiera
aussi. C'est elle aussi, sûrement, qui les préparera. Elle énonce,
appuyée par son fils qui lui fait écho, quelques sentences bien
senties aux commerçants ou aux connaissances rencontrées et cela
aura rempli leurs échanges sociaux pour la journée entière. Ils se
soutiennent mutuellement dans la vie, se suffisant à eux deux. Et
j'imagine avec effroi et affliction, la détresse de ce pauvre homme
lorsque sa mère disparaîtra, le laissant perdu dans ce monde de
solitude du chacun pour soi. Que deviendra-t-il dans pas si
longtemps, abandonné, sans enfants, sans famille, sans véritables
amis ? Son immuable sourire pétrifié risque bien alors, de se
transformer en grimace de douleur infinie...
♣
Les
gens les plus bêtes sont aussi ceux qui parlent le plus fort, vous
regardent de haut, vous toisent, qui vous font la leçon, surtout de
morale, alors qu'ils sont loin d'être parfaits et souvent même,
manquent cruellement de prise en compte de l'autre, de délicatesse,
de douceur, de compassion, de générosité. Ils vous énoncent haut
et fort, leurs jugements à l'égard de tous et de vous-même,
dénués de toute bienveillance. Ils vous assènent leurs vérités
avec l'aplomb de ceux qui ne doutent pas d'eux-mêmes, pleins de
leurs certitudes et de leur suffisance.
♣
En
traversant le centre ville pour aller faire quelques courses, je
croise, comme chaque jour, les SDF qui font la manche pour soutirer
quelques pièces aux passants. Ils sont là, en groupe, plus ou moins
crasseux, le cheveu hirsute, un peu repoussants, alignés, comme ces
pigeons sur les bords des toits, envahissants, gris comme les murs,
hardis, presque exigeants.
Foyer
logement - Je vais m'installer quelques jours au foyer logement
de ma mère car elle est hospitalisée à Paris tandis que j'habite
en Province. C'est la canicule en région parisienne et lorsque
j'arrive, il fait déjà très chaud chez elle. J'ouvre les volets
roulants et là, sur le balcon, sont alignés deux pigeons qui me
regardent, nullement effarouchés par ma présence. D'autres sont
perchés sur le rebord du toit à deux ou trois mètres et nous
observent. J'ouvre la fenêtre et les chasse en frappant dans mes
mains. Le balcon est recouvert de leur fientes. C'est vraiment
crade ! Et il va me falloir brosser ces saloperies... Ils sont
plusieurs à venir et revenir me narguer en se posant sur tous les
endroits où l'on n'a pas fixé des pics que l'on colle, conçus
exprès pour les empêcher d'importuner les gens. Les jardinières où
rien ne pousse, sont hérissées elles, de pics à brochettes, mais
la balustrade du balcon ainsi que la surface du sol ne sont pas
pourvues de planches de fakir. Je vide le frigo où se décompose
progressivement la nourriture abandonnée soudainement lors de son
départ. Je m'attable et mange un petit plat tout prêt que je suis
allé acheter en arrivant, avec quelques prunes et un yaourt pour le
dessert. Ensuite, direction l'hôpital, où elle est entrée en
urgence suite à une chute. Je rentre en fin d'après-midi dans la
fournaise de son minuscule studio. Le thermomètre affiche trente
degrés volets baissés depuis mon départ ! Le studio a été
chauffé à blanc toute la journée. C'est invivable par ces
températures et rien, à part, vaguement, le ventilateur de
pacotille, ne permet de lutter efficacement contre la sensation de
four allumé. Je tourne en rond jusqu'à l'heure du repas où je
mets, pour la deuxième fois, une barquette au micro-onde. Des prunes
à nouveau et un deuxième yaourt. Puis, je fais la vaisselle dans un
minuscule évier de poupée et parcours le programme TV. Il n'y a
absolument rien d'intéressant à regarder. La soirée va être
longue... Et la nuit aussi.
Je
me réveille à deux heures du matin dans la nuit tropicale et ne
parvient plus à me rendormir qu'à l'aube.
En
m'éveillant, au delà de la baie vitrée entièrement ouverte, trois
pigeons sont sur le balcons, dont deux qui se chamaillent. Il est
sept heures trente et il fait encore extrêmement chaud dans l'étuve
qu'est devenu le studio ces derniers jours. Soudain, je me sens comme
ankylosé, rouillé, pesant. J'ai la tête lourde et la pensée
embrouillée. Cela ne va pas m'être possible de m'éterniser ici.
Après la visite à l'hôpital, je rentrerai chez moi. Suite à cette
vague de chaleur, une fois encore, des décès seront à déplorer,
c'est certain. Laisser mijoter des petits vieux à quarante degrés
pendant plusieurs jours ne peut que conduire à cela. Comme on dit,
ils sont cuits. Et cette fois-ci, c'est aussi au premier degré qu'il
faut comprendre l'expression. Le studio est minuscule, au maximum
vingt-cinq mètres carrés tout compris. C'est à dire une entrée,
un débarras, une salle de bain-toilette, une kitchenette minuscule.
Et cette exiguïté sera, hélas, bien suffisante pour y entasser le
peu qu'il subsiste d'une vie entière... Pourtant, elle aurait eu les
moyens de se loger plus grand. Elle aurait pu louer un petit
appartement et l'on aurait mis en place une aide ménagère et des
livraisons de courses et de repas. En arrivant là, ma mère avait
dit : « Qu'est-ce que je vais faire dans ce trou à
rats ? » auquel je n'avais vraiment pas su quoi répondre.
A ma décharge, ce n'était pas moi qui avais pris cette initiative
de la placer dans cet établissement suite à son séjour dans une
clinique, après sa première chute qui l'avait beaucoup diminuée.
C'étaient ma sœur et mon beau-frère qui l'avaient décrété pour
régler cette affaire tambour battant durant l'été. Car c'était
une affaire à régler, un problème à résoudre sans délai, comme
on traite le débitage et l'évacuation d'un arbre qui se serait
effondré dans le jardin, une fuite d'eau ou la vidange d'une fosse
septique bouchée. Certaines personnes oublient facilement qu'ils ont
à faire à d'autres êtres humains qui ont une psyché, des
émotions, une sensibilité, des sentiments, des états d'âme et
qu'on doit les prendre en compte, parler avec eux, échanger,
dialoguer... Bien sûr, souffrant d'ostéoporose sévère, avec ses
cinq étages sans ascenseur, à monter les bras chargés de courses,
cette situation ne pouvait pas s'éterniser encore longtemps. Mais,
de là à la déménager si brutalement, sans même lui avoir laissé
le temps de visiter l'endroit où elle allait atterrir, m'a affligé,
indigné, désespéré. Je ne lui donnais pas plus de six mois ici...
Cela fait aujourd'hui trois ans qu'elle est recluse dans cette quasi
cellule, et elle souffre maintenant, en plus, depuis son entrée dans
ce lieu, d'une dépression sévère qui est aussi une des raisons de
son hospitalisation.
♣
L'affreux
petit Johnny. Il est un personnage de C... jouissant d'une
notoriété certaine sur la ville et jusqu'à ses environs assez
éloignés. C'est le faux Johnny ! Vous le croiserez forcément
si vous vous rendez dans le centre-ville. Les traits brouillés, la
quarantaine ou peut-être la cinquantaine, voire la soixantaine ?
A vingt ans près, son âge est difficile à évaluer... Il arrive de
nulle part, soudainement, traînant à son côté, le long des
trottoirs, son antique vélo customisé en Harley-Davidson, comme
l'aurait fait un enfant attardé. Il n'a pas encore accroché, avec
une pince à linge, le petit bout de carton souple au travers des
rayons, pour imiter la pétarade d'un moteur, comme nous le faisions
quand nous étions gamins, mais cela viendra sûrement. Il choisit
une place bien en vue, le plus souvent face à la terrasse d'un café
ou devant une boulangerie réputée où de nombreux clients font la
queue, bénéficiant ainsi, assurément, d'un public captif. Il gare
alors sur sa béquille, son vélo-moto, affublé d'un guidon façon
chopper, d'un pare-brise et décoré de drapeaux américains, de
fanions, de rétroviseurs et, du pas allongé et décidé du vrai
Johnny, lunettes de soleil sur le nez, cigare à la bouche, guitare
électrique en bandoulière, heureusement pas raccordée à
l'électricité, il vient prendre possession de son public. Il a,
c'est vrai, comme un faux air de Johnny, sa version « tête
réduite », comme savaient si bien le faire les tribus Jivaros
d'Amazonie. A vrai dire, ça n'est pas seulement la tête qui serait
réduite, mais le personnage dans son entier, en hauteur, en largeur,
en épaisseur, en volume. On a affaire ici, à une version dégénérée
du véritable Johnny, une espèce de double raté, à l'échelle un
demi, vieux, usé, amaigri, desséché, racorni, maladif, pour tout
dire, effroyable. La tignasse vaguement à la Johnny, hirsute, teinte
en jaunâtre, il affiche la panoplie complète de son idole, y
compris sa démarche assurée, contrastant étrangement avec sa
carrure malingre. Il contemple son public, le jauge, faux micro à la
main, et là, commence le pire : le show ! Car oui, il va
chanter, si on peut appeler chanter, produire cette suite de
criailleries qu'il va émettre. Sa voix s'accorde parfaitement à son
apparence et l'effet sonore est encore plus exécrable, si c'était
possible, que l'effet visuel qu'il a provoqué. Sa voix n'en est pas
une, d'ailleurs, c'est plutôt le crachotis saturé et exténué
d'une personne qui aurait hurlé toute une nuit pour accompagner le
chanteur dont il est fan ou celui d'un supporter de foot après une
fin de soirée arrosée, lors de la victoire de son équipe préférée
à la coupe du monde. On a l'impression qu'il est au summum d'une
angine carabinée, qu'il tente, envers et contre tout, de surmonter.
L'impression est absolument désastreuse et on a mal pour lui de le
voir, tout en se déhanchant vigoureusement dans son jean feu de
plancher, scandant maladroitement de la jambe, une cadence
imaginaire, persister dans cette folie de se donner ainsi en
spectacle quand le succès, même minime, est totalement hors de
portée. Le numéro est désolant et c'est une véritable torture
pour les oreilles que d'entendre ce semblant de voix poussée dans
ses derniers retranchements, qui tient plus du glapissement d'un
animal maltraité que du récital d'un chanteur de rock. On parvient
malgré tout, lorsqu'on n'est pas trop loin, à distinguer les
paroles des chansons originales car, même s'il est difficile d'en
convenir, il les connaît, c'est incroyable...
Dans
l'assistance contrainte, les gens sont indulgents, ne font aucun
commentaire, ne le sifflent pas, ne lui lancent ni tomates ni objets.
Ils ne le taquinent pas, ne le virent pas. Ils attendent qu'il passe
comme on attend tranquillement que passe l'averse ou l'orage, avec
fatalité. La majorité le connaît car il revient tous les jours ou
presque, depuis des années, faire son numéro. C'est une figure sur
C...
Réfugié
entièrement dans son rêve, il se prend pour le vrai Johnny, il se
croit le vrai Johnny. A ce stade, rien ne pourrait l'en dissuader
semble-t-il. Ainsi, il remonte à peu de frais, l'image qu'il a de
lui, son narcissisme qui, même s'il n'y a pas la lumière à tous
les étages, là-haut, dans cette tête, a besoin de gratifications,
comme tout à chacun. Et je me dis que nombreux sont ceux qui, dans
une moindre mesure bien sûr, se prennent pour quelqu'un d'autre...
se racontent des histoires, s'enflent comme des baudruches, se
bercent d'illusions sur eux-mêmes, car il est si tentant de calmer
ses angoisses, son manque d'assurance en se prenant pour un autre et
en essayant de le faire croire aux autres, du même coup.
♣
Si
vous vous retrouvez en apesanteur dans un ascenseur, ça n'est pas
normal bien sûr. N'imaginez pas que la gravité sur terre est
soudainement abolie. De façon plus naturelle, comme l'explique
Einstein, vous êtes tout simplement en train de tomber en même
temps que la cabine. Cette sensation d'apesanteur durera jusqu'à
l'impact, puis elle cessera brutalement quand vous viendrez vous
écraser contre le sol de la cabine avec la même violence que lors
d'une chute conventionnelle. Ensuite, vous ne serez plus là pour
réfléchir ou élaborer la moindre théorie quant à ce fait
étonnant...
♣
Quand
un homme trompe sa compagne, plus ou moins longtemps, de façon plus
ou moins répétée, et qu'elle finit par le quitter, on dit :
elle l'a quitté. Quand une femme trompe son compagnon, plus ou moins
longtemps, de façon plus ou moins répétée, et qu'il finit par la
quitter, on dit, cette fois encore : elle l'a quitté. Mais elle
ne l'a pas quitté, elle le trompait, simplement. C'est lui qui,
lassé, a fini par la quitter, comme la femme trompée, qui, lassée,
a fini par quitter son compagnon infidèle. Mais dans les deux cas,
l'opinion générale est que c'est la femme qui quitte. Etrange...
♣
Je
joue au billard français depuis quelques mois. Ce jeu consiste à
frapper une boule en résine avec une canne et de toucher, avec cette
boule, les deux autres boules situées sur le billard. Les règles
sont donc très simples. Pas de trous, de champignons, rien !
Juste un rectangle tapissé, entouré de bandes sur lesquelles trois
boules rebondissent. La simplicité des règles est inversement
proportionnelle à la facilité de réaliser des points. En effet,
lorsque les boules sont proches, regroupées sur le tapis, faire un
point est assez aisé, mais cette disposition est loin d'être la
plus courante et, dans le cas contraire, toucher deux billes avec la
première, est chose bien plus compliquée, en tout cas, lorsqu'on
débute. Le jeu est un univers en miniature, délimité, encadré et,
à l'intérieur du rectangle, les possibilités sont infinies. Et
c'est ce qui fait son charme. En progressant, on parvient de plus en
plus précisément à prévoir les trajectoires plus ou moins
compliquées que suivront les boules et cette réussite, quant à la
prévision, est un facteur important de contentement. La prévision
des chocs et de ses trajectoires est tout un art qui tient à la fois
de la physique et de la pratique, comme celle d'un instrument de
musique. Quand je joue au billard, le temps passe très vite. Déjà,
le lieu est, d'une certaine façon, en dehors du temps. Fenêtres ou
baies vitrées obturées, lumière artificielle dans toute la salle.
Le monde se rétrécit pour se concentrer tout entier sur un
rectangle tapissé de bleu sur lequel évolue trois boules. C'est
tout. Il faut réfléchir à la meilleure façon de s'y prendre pour
impacter les billes, puis réaliser le coup. C'est, à chaque
reprise, un nouveau petit casse-tête à résoudre. Un petit
casse-tête sur le choix du parcours que l'on va préférer faire
suivre à notre bille, allié aussi, à la plus ou moins bonne
dextérité dans le maniement de la queue. Parfois facile, parfois
difficile. Ensuite, si c'est réussi, on continue sur la situation
nouvelle, sinon, on laisse la place à l'adversaire. Le temps se
fige, les préoccupations du monde extérieur s'effacent et la vie
ressemble, pour un temps, à cette suite de trajectoires le plus
souvent parfaitement rectilignes qui s'enchaînent. Les trajectoires
des billes varient en fonction de l'endroit de l'impact du bout de la
queue, appelé procédé, sur la bille ; en fonction de la
quantité de bille numéro deux collisionnée par la première ;
de la manière et de la force appliquée à la queue de billard. A
savoir, contact plus ou moins prolongé avec la bille, puissance du
coup. Le billard, comme illustration, comme reflet de la vie, où de
multiples causes que nous maîtrisons plus ou moins bien, produisent
des effets à venir...
♣
A
chaque fois que je tombe sur une émission rétrospective avec Jane
Birkin et Serge Gainsbourg, j'ai le cœur qui se serre. Jane Birkin,
pour l'adolescent que je fus, était, un peu comme Joëlle du groupe
« Il était une fois », le genre de femme très féminine,
douce et à l'air soumis qui me plaisait éperdument. Terriblement
belle et érotique, en n'ayant pas l'air d'y toucher, Jane Birkin,
dans sa jeunesse, provoquait en moi une tempête intérieure de
violents désirs. J'aimais le couple qu'ils formaient, elle et Serge
Gainsbourg, son Pygmalion. Je me rêvais en Serge Gainsbourg m'étant
dégotté ma Jane Birkin à moi. Cela me paraissait tout à fait
possible. A cette époque là, l'avenir s'ouvrait devant moi de tous
ses possibles, surtout, de ses possibles triomphants et rayonnants.
J'avais l'avenir optimiste ! Car à l'aube de sa vie adulte, on
s'imagine que tout ce que l'on souhaite est possible ou du moins pas
du tout impossible. En revoyant les extraits de cette époque, je
suis immédiatement replongé dans l'état d'esprit dans lequel je me
trouvais. Je ressens alors, au plus profond de moi, l'importance de
l'écart entre ce que j'espérais, ce que j'imaginais pour l'avenir
et ce qui est advenu. La différence est grande, immense, puisque
tout était possible alors que la réalité advenue est bornée par
les faits passés. Mais elle doit l'être aussi pour nombre d'entre
nous. Je n'en veux à personne, je ne tiens personne pour responsable
du fait que ma vie n'ait pas été tout à fait à la hauteur de mes
rêves d'adolescent. Rien ne m'a jamais empêché d'être plus
entreprenant dans tous les domaines, que je ne le fus effectivement,
que moi-même.
Soixante
ans ! Comme un champs de vision se rétrécirait de plus en
plus, le champs d'espérance en un avenir prometteur, se réduit au
rythme des années qui s'accumulent.
♣
Il y
a tellement de cons dans la vie qu'il est tout à fait impossible de
les éviter à moins de s'enfermer chez soi, de ne plus rien faire,
de ne plus voir personne, de ne plus sortir. Alors, il faut faire
avec, les supporter un minimum. Lorsque j'ai voulu apprendre à
piloter, deux de mes instructeurs, pourtant tout à fait compétents
dans la conduite d'un avion, étaient des cons finis. Et, soit je
claquais la porte et renonçais à apprendre à voler, soit je les
supportais. Je les ai supportés, le moins souvent possible, bien
sûr. Ce qui fait que je sais piloter à présent...
♣
Il
suffit que j'entende une chanson me ramenant à l'époque de mes
quinze ans pour que je me retrouve plongé instantanément dans
l'état d'esprit dans lequel j'étais à mon adolescence. Une immense
plage de possibilités s'ouvrait alors devant moi. Je revois le gros
magnétophone à bande sur lequel j'enregistrais les disques qu'un
copain me prêtait. Je revois les pochettes de ceux-ci. Je revois la
disposition de ma chambre, le meuble où trônait ce fameux
magnétophone qui me permettait d'enregistrer sur des bandes de deux
heures, de nombreux trente-trois tours. Je revois le salon où nous
étions, toute la famille, devant la télévision, et me retrouve, en
revoyant des extraits des émissions de variété de l'époque, tant
d'années en arrière, me regardant dans le passé, ressentant
fugitivement, mon état d'esprit de l'époque.
♣
Avant-hier,
en sortant de chez moi, assez tôt, pour aller acheter du pain, deux
ou trois mètres après avoir marché sur le trottoir, j'ai entendu
le bruit d'une pierre se fracassant juste derrière moi. Je me suis
retourné et j'ai vu aussitôt, ce morceau de façade de l'immeuble
mitoyen du mien, en plusieurs morceaux, à un mètre de moi. J'ai
regardé d'où il pouvait provenir et j'ai découvert, tout en haut
de l'immeuble, au troisième étage, une petite partie de la façade
qui manquait. Celle qui avait failli m'atterrir sur la tête. A une
seconde près ! J'ai pensé que j'avais vraiment eu chaud... De
cette hauteur là, directement sur la tête, même si ce fragment
n'était pas d'une taille énorme, c'était très possiblement la
mort à la clé ! J'ai eu de la chance, beaucoup de chance, à
une seconde près. J'ai cherché où se cachait cette seconde gagnée
sur la collision dans mon court emploi du temps matinal et je ne l'ai
pas trouvé. Qu'était ce matin, l’événement imprévisible qui me
fit gagner cette seconde décisive sur la rencontre fatale ?
Etait-ce l'heure de mon réveil naturel sans réveil-matin ?
Etait-ce une phrase de moins à lire dans un article d'actualités
d'un des nombreux sites internet d'information que je consulte chaque
matin après avoir déjeuné ? Comment savoir ? Tout est
tellement intriqué que, pour cet événement-ci, rien ne peut se
révéler réellement, de façon flagrante, déterminante. Comme en
physique quantique, ce matin là, m'entourait un nuage probabiliste
de l’événement « reçoit sur le crâne, une pierre qui se
détache du mur » dont la probabilité qu'il se réalise était
très forte, mais pas suffisante pour être certaine... J'y vois
comme un écho à ce que j'écrivais il y a peu sur le jeu du
billard : des trajectoires qui se croisent, se frôlent,
s'évitent de justesse, se percutent sans que l'on puisse déterminer
exactement, quels sont les facteurs et leur dosage ayant participé à
la rencontre...
♣
A un
certain niveau de bêtise, on ne peut plus raisonnablement espérer
une rémission. Elle n'est pas irrémédiablement impossible, mais,
comme à Lourdes, tient plutôt du miracle !
Ce
qui définit la connerie, c'est le côté péremptoire de l'erreur,
l'aplomb avec lequel elle est assénée.
♣
Tous
ces acteurs, ces chanteurs, personnages célèbres que je croyais
comme moi éternels, sont vieux aujourd'hui ou bien disparus.
♣
Nous
sommes le jouet, dans la vie, de multiples illusions. Nous regardons
la vie, les autres, à travers un kaléidoscope.
La
vie trépidante des retraités. Au cours de danse, je profite
d'un instant de confusion pour abandonner ma partenaire attitrée, de
fait, et rejoindre une autre qui m'attire beaucoup, et dont le
partenaire « officiel » est absent ce jour. Il sera à
nouveau là, très probablement, au cours prochain et je retrouverai
très sûrement ma partenaire « officielle » à qui j'ai
fait faux bon... Instant de flottement... Je ne suis pas marié à
cette partenaire que le hasard m'a attribuée, mais je ne peux
m'empêcher de me sentir comme un peu coupable de l'avoir abandonnée
pour une autre avec qui je ne serai pas, sûrement, la prochaine
fois. Je vais donc devoir retourner auprès de celle-ci, comme le
mari penaud rentre au bercail après une infidélité. Je me demande
si j'ai bien fait de la laisser en plan, d'une certaine façon...
Mais je me dis qu'il vaut mieux ressentir le remord d'une chose dont
on avait très envie, et qu'on a faite, au risque de n'être pas
absolument délicat, plutôt que le regret de ne l'avoir pas faite.
Car après cela, celle vers qui je suis allé, ne peut
sûrement pas ignorer tout à fait mon attirance.
On
se sent dans la vie, parfois, comme dans une situation inextricable
d'une partie d'échecs d'où l'on ne parvient pas à s'extirper, où
qu'on regarde...
Quand
je me penche en arrière et regarde ma vie, l'enveloppant dans son
entier, je n'ai pas l'impression d'avoir changé, j'ai même, plutôt,
l'impression d'être le même que celui que j'étais à, mettons,
vingt-cinq ans... Bien sûr, je ne suis pas le même en réalité.
J'ai acquis de l'expérience, une pratique que je ne possédais pas à
l'époque, mais le centre de gravité de mon être demeure toujours
le même.
♣
Quand
j'ai acheté l'appartement il y a douze ans, je me disais que c'était
transitoire et qu'à la retraite, je le vendrais sûrement pour aller
ailleurs. La retraite, je la voyais très lointaine, à une portée
où j'étais quasiment dans l'incapacité de me projeter. Maintenant
que j'y suis, alors que je ne l'ai pas vue arriver, je n'ai aucune
intention, pour le moment, de changer d'endroit, même si j'ai à
subir d'assez nombreuses nuisances dans ce centre ville provincial
particulièrement sinistré... J'y ai mes habitudes, je vais et viens
à pied d'un endroit à l'autre, sans avoir besoin, à chaque sortie,
d'utiliser ma voiture. Je connais mon voisinage, je vais au marché,
à la boulangerie ou au Supermarché en un rien de temps. Pareil pour
les cours d'aquarelle ou de billard. J'ai l'impression que l'horizon
des étapes de ma vie, se rapproche de plus en plus vite. J'espère
que, de la même façon, je ne vais pas me retrouver, en un
claquement de doigts, à la maison de retraite !
♣
Je
contemple ma vie en regardant en arrière, embrassant du regard son
ensemble, depuis mon enfance. Je la vois comme un des tableaux que je
peins. Celui-ci est au trois quart fini. Je n'en suis pas mécontent.
Je n'en suis pas non plus pleinement satisfait, mais l'essentiel me
convient. Je n'ai pas raté ce qui est important pour moi, c'est à
dire la personne que je suis. J'ai fait en sorte de ne pas être
détestable et, si j'ai pu l'être parfois, je le regrette
sincèrement. Même si je ne me suis pas toujours conduit comme il
aurait fallu que je le fasse, j'essaie de faire montre envers
moi-même, de la même indulgence que celle que j'essaie d'accorder
aux autres.
Mon
adolescence est restée coincée là-haut, dans ce modeste
appartement où notre petite famille vécut dans les années
soixante-dix.
♣
Une
étude a, paraît-il, mis en évidence que si nos amis sont obèses,
il y a de fortes chances pour que nous le devenions aussi. Je me
demande si, à force de côtoyer des vieux, par le même principe, on
ne deviendrait pas vieux, aussi...
♣
Nous
avons une âme, c'est indubitable. Et qui pourrait en douter ?
C'est du simple bon sens car elle seule nous différencie
intrinsèquement d'une pierre par exemple. Mais par contre, je ne
crois pas qu'elle soit éternelle...
J'aimais
S..., ou je croyais aimer S..., l'amalgamant à son parfum qui me
semblait ne faire qu'un avec elle. Mais ce parfum, ce n'était pas
elle qui le secrétait ; il provenait d'un petit flacon vendu en
parfumerie, comme tous les autres parfums. Je croyais aimer S...
alors que je n'aimais, surtout, que son parfum... Son parfum, liquide
élaboré dans un laboratoire puis produit à la chaîne et distribué
dans toutes les parfumeries. Cela est possible. L'amour tient souvent
à pas grand chose.
♣
Lorsque
ma mère a dû déménager pour aller habiter dans un foyer logement,
il a fallu faire un tri extrêmement sélectif. Elle a choisi ce
qu'elle pouvait caser dans ce nouveau petit espace où elle allait
emménager, sans pouvoir se laisser aller à la moindre
sentimentalité. Toute sa vie allait devoir tenir dans vingt-cinq
mètres carré. Nous sommes venus, ses trois enfants, chacun, choisir
ce que nous souhaitions sauver et pouvions emporter pour ramener chez
nous. Puis une entreprise de débarras est intervenue pour faire
table rase de tout le reste. J'étais présent, seul. Un matin, ils
ont garé un petit camion sur le parking, en face de l'immeuble et
ils ont consciencieusement vidé l'intégralité de l'appartement
ainsi que la cave. Ils ont bourré à ras-bord le petit camion puis
ils ont filé je ne sais où, après avoir encaissé le chèque de
mille-cinq-cents euros. En une matinée, tous les témoignages,
toutes les traces d'une vie entière avaient disparu. Et comment
faire autrement ? Pour ma grand-mère, ce fut pareil...
On
amasse des choses, on collectionne, on entasse, comme si on allait de
toute éternité, transporter toutes ces trouvailles avec nous. Mais
non ! D'autant qu'il nous arrivera forcément le même sort un
jour ou l'autre, je veux dire, notre dissolution complète, avant ou
après disparition de nos possessions matérielles. Il vaut mieux ne
pas trop s'attacher à celles-ci car notre vie sur terre est aussi
peu solide, durable, permanente qu'une pensée, un rêve, une
abstraction. Nous passons notre vie à ignorer ce fait, il est
pourtant indubitable. Sachant cela, c'est pourquoi, en partie, je
suis si peu attaché aux possessions d'objets. Je fais régulièrement
du tri dans mes placards, dans mes vêtements, dans ma cave et
j'évacue. J'ai un appartement qui n'est pas immense, c'est vrai,
mais même si j'habitais une maison plus vaste, je n'aimerais pas me
laisser envahir par les choses. Lorsqu'il me faudra partir, il n'y
aura pas trop d'encombrants.