Lignr


 

Péniche





 Carnet d'un homme d'aujourd'hui - 2022

 

V...

Je regarde sur Google Earth la maison que nous avions achetée, ma compagne et moi. On voit pas mal de choses sur ces cartes satellite. Par exemple, on voit que le nouveau propriétaire a crée de nouveaux chemins sur le terrain : une large allée qui permet à une voiture de se rendre sous l'abri qu'il a fait construire dans le prolongement de la grange, ainsi qu'une autre allée permettant de traverser la pelouse sans se salir les chaussures dans l'herbe. On devine un abri de jardin dans le fond et d'autres choses qu'on ne peut parvenir à identifier.

C'était ma maison. Je l'avais trouvée avec l'aide d'un ami qui me l'avait indiquée et qui savait les propriétaires désireux de la vendre. C'était pour eux, parisiens, une maison secondaire, une maison de vacances un peu bohème. Tout y était retapé un peu de bric et de broc, seule la partie de plein pied y était habitable et le chauffage n'était constitué que de radiateurs électriques d'appoint. Je m'y étais rendu au pied levé et j'avais sonné à la petite porte faite de quelques planchettes cloutées les unes aux autres et où avait été accrochée une clochette. C'était l'été, il faisait beau et chaud. Les gens étaient dehors. Il y avait une petite piscine gonflable sur la pelouse, derrière la haie de charmilles et un enfant métis jouait dedans, surveillé par son père. J'expliquais au couple d'une cinquantaine d'années qui vint à ma rencontre que j'avais entendu que peut-être, ils souhaitaient vendre leur maison et que je venais m'en assurer et en parler avec eux. Ils m'accueillirent tout de suite très gentiment en acquiesçant et me proposèrent de faire aussitôt le tour de la propriété. J'eus le coup de foudre instantanément. Celui-ci ne s'est jamais démenti par la suite. C'était une charmante fermette constituée de deux bâtiments dans le prolongement l'un de l'autre, le bâtiment d'habitation, suivi de la grange, plus haute et plus longue. Tous les murs étaient en pierres apparentes et il se dégageait de cette bâtisse un charme évident. Elle faisait face à un vaste terrain planté de grands pins et de saules qui faisait plutôt penser à un parc. Dans le fond, une ancienne pompe à eau manuelle munie d'un grand volant, donnait à l'ensemble un charme bucolique. Accompagné du propriétaire et de sa femme, je fis ensuite le tour intérieur de la maison et pour commencer, en entrant dans la pièce principale, je découvris une très grande cheminée ouverte où l'on aurait pu faire rôtir un agneau entier. Les murs avaient besoin d'un coup de neuf, le sol aussi qui était fait de larges dalles de lino noires et blanches, mais l'ensemble était tout à fait vivable le temps qu'on prenne le temps de rafraîchir tout ça. Au bout de la salle, une très vieille porte de basse-cour restaurée permettait d'accéder à une petite chambre toute mignonne. La cuisine était fonctionnelle et propre mais elle était loin d'être du dernier cri. En avançant dans la pièce suivante, sorte de longue bibliothèque, je découvris un ancien évier en grès qui n'était plus en service bien sûr, mais qui soulignait, à sa façon, la rusticité du lieu. Pour finir, je visitais la grande chambre située au-dessus de la bibliothèque, mais, comme celle-ci, bâtie à l'intérieur de la grange. On accédait à cette pièce là d'ailleurs, en passant obligatoirement par la grange. C'était tout à fait original mais bien suffisant pour une maison de vacances, m'expliqua le propriétaire.

Quand l'homme me donna une estimation de la somme qu'il souhaitait obtenir pour son bien, je compris que cette maison serait la mienne car son prix m'était tout à fait accessible. Je sus que si les propriétaires ne changeaient pas d'avis, c'était cette maison que je choisissais pour nous accueillir, que nous allions habiter et pas une autre. Je savais qu'elle ne pouvait que plaire à ma compagne, et elle lui plut.

J'avais vécu toute ma vie en appartement et cette maison fut pour moi, à la perfection, dès que nous l'eurent achetée, la maison de rêve à laquelle j'aspirais. Elle n'était pas parfaite, loin de là, mais justement, pour cela, elle avait ce charme intime et rare qui la faisait unique et riche d'une histoire familière emplie de vies passées. Quand j'allais jusqu'au bout du parc, je n'arrivais pas vraiment à croire que ces arbres étaient à moi, que cette mousse, que ces feuilles mortes sur le sol m'appartenaient. Mille quatre cents mètres de terre étaient à moi. Pour la première fois de ma vie, j'étais propriétaire d'un bout de nature jolie et simple, planté de grands arbres au port harmonieux. Déjà je savais qu'on n'est jamais vraiment propriétaire de rien, que l'on ne fait toute sa vie, qu'emprunter pour un temps. Mais je ne pensais pas que ce serait pour si peu de temps...

Le hasard nous fait croiser la route de personnes et selon ce qu'ils sont, des gens bien ou non, nous oriente vers des chemins favorables ou des ornières. Le hasard des rencontres tient dans nos vies une place importante que l'on a très souvent tendance à méconnaître. Cet ami qui me permit de dénicher cette maison, ces propriétaires bienveillants et amicaux furent des éléments bénéfiques de cette partie de ma vie. D'autres personnes que l'on croise n'ont pas la moindre pensée pour vous, ils vous écartent d'un revers de la main comme si vous n'aviez pas plus d'importance qu'un simple caillou sur leur trajectoire.

Le temps a passé. Il y a vingt-quatre ans aujourd'hui que je l'ai vendue. Et pour moi, cette maison reste toujours la mienne. Je l'avais adoptée. Elle ne m'a jamais déçu. C'est la maison de mon cœur. Elle restera à jamais en moi comme un grand amour jamais déçu. Je l'ai vendue car après que nous nous soyons séparés, ma compagne et moi, je n'ai pas voulu continuer à vivre dans cette maison qui avait été pour moi et nos enfants, notre foyer à tous les quatre. Je ne me suis pas vu rester là, seul, au milieu des souvenirs, au milieu des projets avortés, au milieu des décombres, comme un rescapé dans une ville dévastée par la guerre. J'aurais pu racheter sa part pour la conserver, mais là n'était pas la question. Je voulais tourner la page pour avancer vers l'avenir, pour surmonter l'épreuve de l'échec de notre couple. Je l'ai vendue parce que je crois qu'il ne faut pas trop s'attacher aux biens matériels, d'autant plus, lorsqu'ils vous empêchent d'avancer. Je n'ai jamais regretté ma décision. C'était la seule raisonnable si je voulais me relever de ce naufrage et passer à autre chose. Je m'en suis séparé comme on se tranche un membre gangrené. Je n'avais aucun autre choix raisonnable. Même si j'aimais cette maison, il me fallait me sauver, sauver ma peau, quitter cet endroit que ma compagne avait transformé en enfer. Dans une autre dimension, cette maison est, et reste toujours la mienne.

Les maisons ont une âme. La mienne en avait une et elle était belle.


On vit parfois à côté de fantômes, à côté de personnes qui n'existent pas. On croit connaître quelqu'un, on vit des années près de cette personne et un jour, l'on se rend enfin compte qu'elle n'avait rien à voir avec ce que l'on croyait qu'elle était. On s'était trompé sur toute la ligne, on avait vécu avec un être imaginaire, avec un être imaginé.



J'ai écrit cette lettre à la sœur de Gérard Di... que j'ai trouvée après recherches dans les pages blanches de l'annuaire. Après avoir tenté de l'appeler au téléphone et sans réponse, je lui ai postée cette première lettre à laquelle elle a répondu par email. Puis nos échanges ont continué :

Madame,

J'ai essayé de vous joindre par téléphone mais souvent, aujourd'hui, les gens, et moi le premier, ne prennent plus la peine de décrocher leur téléphone fixe à cause du harcèlement téléphonique dont ils font l'objet. C'est pourquoi je vous écris par courrier. J'ai trouvé votre adresse sur les pages blanches et vous écris parce que je suis à la recherche de quelqu'un de la famille d'un ami de jeunesse, Gérard Di... Il y a longtemps que j'essayais d'avoir de ses nouvelles mais toutes mes recherches sur internet ne donnaient rien. Nous nous sommes connus durant les vacances, au Grau d'Agde, lorsque nous avions seize, dix-sept ans, puis jusqu'à la trentaine. Ensuite, les années nous ont éloigné comme il arrive souvent lorsqu'on est jeune. Ne trouvant nulle trace de lui sur Internet, j'ai longtemps pensé qu'il tenait à rester discret sur le web en ne s'y affichant pas. Mais tout récemment, j'ai découvert sur le site français des personnes décédées du Ministère de l'intérieur qu'il était décédé en 1995. Cela m'a fait beaucoup de peine en l'apprenant car j'appréciais beaucoup Gérard. Je ne sais si vous êtes de sa famille, mais une personne que j'avais contactée par téléphone et qui l'avait connu m'a dit qu'il avait deux sœurs, N... et C.... Voilà pourquoi je m'adresse à vous. J'espère ne pas vous avoir importuné si vous n'êtes pas de sa famille. Si vous en êtes, j'aurais aimé parler un peu de lui avec vous. J'ai aussi une photo de l'époque qui le représente bien, à vous transmettre. Je vous laisse mes numéros de téléphone et mon adresse email si vous acceptez de donner suite à ma demande.

Amicalement.


Bonjour,

Je ne suis plus retourné au Grau d'Agde depuis longtemps. La dernière fois, je devais avoir 22 ans. Le Grau d'Agde, pour moi, était synonyme de paradis lointain, de soleil permanent, de mer turquoise et de vacances. D'autant que j'habitais la région parisienne. Nous y allions chaque été avec mes parents depuis mes 7 ans. J'ai rencontré Gérard au CLJ (Club de Loisir des Jeunes), la première fois où je m'y étais inscrit. J'avais 14 ans et il m'y avait accueilli tout de suite très amicalement avec les autres ados fréquentant déjà le lieu. Il allait à la messe le dimanche et cela m'étonnait car mes souvenirs de messe obligatoire pour le catéchisme que j'avais suivi, étaient vraiment ennuyeux. Il me disait, lorsque j'adoptais un ton un peu péremptoire sur des sujets variés: "Le christ a dit, ne juge pas si tu ne veux pas être jugé." J'avais du mal à acquiescer mais le temps s'est chargé de me faire comprendre la justesse de ces paroles.

Je suis certain qu'il devait être le prof de français rêvé car il ne pouvait qu'intéresser des élèves de par sa personnalité vivante et sa passion pour les livres et les sujets intellectuels. Ce fut de toute évidence, une perte d'importance pour les nombreux élèves qui n'ont pas eu la chance de le croiser car il devait être le prof qu'on n'oublie pas.

Je viens de prendre ma retraite en septembre, avec deux ans d'avance et une décote certaine. Mais ce fut un choix parfaitement assumé. J'ai conscience depuis longtemps de la fragilité de la vie et j'apprécie la nouvelle liberté de mon emploi du temps. Avec le recul de toutes ces années, je sais que Gérard était une des personnes de plus grande valeur que j'ai pu rencontrer. Je regrette de ne pas l'avoir su plus tôt et de ne pas avoir sauvegardé le lien. Mais comme je vous l'ai dit, quand on est jeune, on a tendance à foncer de l'avant, sans se retourner souvent. Ça n'est pas forcément plus mal car on pense que notre avenir est toujours là-bas, plus loin. Ce qui est parfois vrai. J'avais 26 ans quand j'ai rencontré la mère de mes enfants. Mon fils a 30 ans et ma fille 26 ans. Nous nous sommes séparés il y a longtemps mais nos deux enfants sont une réussite. J'ai un frère et une sœur et me reste encore ma mère qui perd la mémoire des choses anciennes. Ce n'est pas Alzheimer mais un abus d'anxiolytiques durant de trop nombreuses années.

J'ai mis plusieurs mois à me décider à rechercher de la famille proche de Gérard. Puis ce fut une évidence, je ne pouvais pas ne pas essayer. Ne serait-ce que pour partager cette photo que je vous ai envoyée et que j'avais faite (à cette époque j'avais un agrandisseur et je développais mes photos). Je voulais aussi témoigner à quelqu'un qui l'avait connu qu'il avait vraiment compté pour moi en tant qu'ami.

La personne qui m'a dit que Gérard avait deux sœurs est Marie Di..., la première personne que j'ai appelée par hasard en consultant les pages blanches. Elle m'a dit que Gérard était du côté de la famille de son mari et elle ne savait pas que Gérard était décédé. Elle m'a dit qu'ils étaient âgés, dans les 90 ans et qu'ils n'avaient pas gardé de contact avec les plus jeunes de cette famille.

Si ce n'est pas trop indiscret, pourriez-vous me dire de quelle maladie souffrait Gérard, cette maladie capable d'emporter un jeune, en France, dans ces années là ? Ma fille est infirmière et lorsqu'elle était en hématologie à la Pitié Salpêtrière à Paris, elle me disait qu'elle voyait arriver dans leur service, des jeunes sur lesquelles étaient tombé la malchance d'une maladie grave. Elle avait même fini par croire que ces cas là n'étaient pas si rares et j'avais dû la rassurer, chiffres à l'appui, pour lui démontrer que non, on n'avait pas une chance sur cent de développer une leucémie...

Amicalement.


Je suis désolé d'avoir remué tous ces souvenirs, vraiment désolé. Je sais bien que le temps qui passe ne change pas grand chose à toutes ces émotions.

Gérard avait aussi une autre sœur ? Vous ne m'en avez pas parlée. Quoi qu'il en soit, je vais cesser de vous attrister avec des souvenirs passés et vous laisser tranquille. J'espérais ne pas troubler votre présent. Excusez-moi d'avoir dérangé votre peine.


Les réponses de la sœur de Gérard sont assez brèves et j'ai perçu nettement toute sa douleur encore présente. Elle me dit que son frère et elle étaient très liés, qu'elle l'aimait beaucoup et qu'il était même sa moitié. Elle n'a pas voulu me répondre quant à la maladie qui l'a fauché. Elle m'a dit non, je ne souhaite pas vous communiquer la maladie qui l'a emporté. Je ne comprends pas cette volonté de taire le nom d'une maladie. Avant, on parlait de certaines maladies comme de maladies honteuses. C'était idiot, aucune maladie ne devrait être honteuse, quelle qu'elle soit ! Et j'en suis venu à me demander si ce ne serait pas le sida qui a emporté Gérard. En 95, on n'en menait pas bien large face ce virus. Et de fil en aiguille, je me demande si Gérard n'était pas homosexuel et s'il n'a pas attrapé cette saloperie du fait de rencontres de ce type. A l'époque, la communauté homo était touchée de plein fouet. Je n'avais jamais pensé à cela et à présent, du fait de cette opacité sur la cause de sa mort, je me dis qu'il devait probablement être homosexuel et qu'il est mort du sida comme beaucoup en ce temps là. J'essaye de me souvenir si quelque chose aurait pu me le faire deviner autrefois, mais non, rien de particulier, si ce n'est qu'il était quelqu'un à la personnalité très fine et intellectuelle, sans être du tout efféminé. Mais heureusement que tous les hommes un peu fins ne sont pas nécessairement homosexuels. Je veux dire qu'heureusement que ce qui définit un homme hétérosexuel, n'est pas uniquement et toujours d'être une brute épaisse... Comme d'être homosexuel ne garantit pas de ne pas être une brute épaisse... Je trouve dommage qu'elle n'ait pas voulu me dire exactement ce qui l'a tué. Qu'il ait été de toute manière, homosexuel ou pas, ne change strictement rien pour moi à son égard et dans les sentiments que je lui porte toujours. Ça ne change absolument rien sur le regard que je porte sur lui. Rien de rien. Je n'avais jamais pensé à ça. Et je me demande si c'était absolument impossible qu'il le soit sans que cela ne m'ait jamais effleuré l'esprit. Et non, ça n'était pas absolument impossible...



Après avoir passé un test de dépistage du cancer du colon positif, mon beau-frère doit passer une coloscopie pour connaître les causes de la présence de sang dans ses selles. Je disais à ma sœur que, pour cet examen, il fallait rester à l'hôpital la nuit précédente puisqu'ils nous faisaient boire une potion déclenchant une espèce de diarrhée continue dans le but d'obtenir des intestins parfaitement propres et limpides pour les investigations médicales. Je lui expliquais que j'y avais déjà eu le droit et que l'on entendait, chacun dans sa chambre, le bruit de vidange des autres patients alentour, astreints à la même purge.

Nous sommes à ces moments là, entièrement soumis à notre corps dont nous dépendons totalement. Notre psychisme, notre âme ne nous a pas abandonné mais la médecine, à ce moment là, ne s'intéresse qu'à notre machine biologique. Elle n'a pas vraiment le temps de prendre en compte notre esprit, nous sommes si nombreux et il faut être efficace. Donc, on nous considère comme on le ferait du moteur d'une voiture. On soulève le capot et on va voir ce qui ne fonctionne pas. C'est très efficace et l'on ne peut pas faire autrement mais à ces moments là, nous nous sentons tout à fait réduits à notre être matériel et percevons bien clairement notre fragilité, nos limites et donc notre détresse...



Il y a trois jours que Poutine a envahi l'Ukraine. Étant donné la tournure que prennent les événements et notamment les réactions des pays de l'OTAN, je suis inquiet quant au devenir de la paix dans nos pays. Aujourd'hui, Poutine parle déjà de mettre ses armes nucléaires en alerte. L'escalade est rapide.



Je regarde les petites annonces de maisons avec jardin dans les environs de C... et ces petites maisons ne me font plus rêver. Enfin, plus autant qu'avant. Une petite maison un peu perdue, avec jardin, est faite pour au moins deux personnes, il me semble.


Je regarde des vidéos de cette actrice pornographique si ravissante et je reste perplexe qu'elle puisse se livrer à tant de turpitudes sexuelles comme de se faire baiser en gros plan jusqu'à la garde, se faire enculer bien profondément sans jamais se départir de sa grâce aérienne, lumineuse, son élégance, sa pureté. Elle demeure distinguée, chic, tout en suçant goulûment des queues impatientes, demeurant intouchable comme un ange qui ne pourrait jamais déchoir. Et je me demande quel est son secret...

Ces actrices sont libérées des interdits sociaux, des tabous. Elles semblent dire « merde ! » à tout ce qui est conventionnel. Elles me font l'impression d'avoir atteint un degré supérieur de liberté. Elles font, devant les caméras et face au monde entier, ce que tout le monde dirait ne jamais vouloir faire. Je n'en suis pas sûr, bien sûr, c'est une impression. Car comment s'accommoder du regard de ses propres parents face à cela, comme de celui de ses propres enfants, plus tard... Seules au monde, orphelines, on imagine bien que cela devrait être plus facile, mais elles ne le sont pas toutes et le poids du jugement familial ou du moins du regard familial, me semble être un prix à payer bien important.


Michel Simon - Il y avait dans ma rue, il y a quelques temps, un voisin qui avait comme un faux air de Michel Simon. Ce drôle de personnage à la moustache et aux cheveux blancs, avec des accents sympathiques dans la voix, une lueur espiègle dans les yeux, son air bourru surjoué, m'avait demandé, un dimanche après-midi, de le dépanner de dix euros car il attendait que lui soit versé sa maigre pension de retraite, m'avait-il expliqué. D'ordinaire, je ne donne jamais rien aux nombreux mendiants du centre ville qui tentent de taxer les passants à chaque fois qu'ils mettent le nez dehors. Lui, je le connaissais de vue. Il avait la blague facile et nous avions déjà échangé quelques banalités, comme des gens qui se reconnaissent dans la rue. Il m'avait appris, souvent, sur un ton à chaque fois humoristique et amical, quelques nouvelles intéressantes à propos des rumeurs concernant le quartier, qu'il tenait du café du coin qu'il fréquentait assidûment. Il avait la gouaille facile et semblait sortir tout droit du second rôle d'un film en noir et blanc de Michel Audiard. Je sortis un billet et le lui tendis volontiers. « Je vous le rends demain, sans faute, dès que ma pension aura été versée sur mon compte. » m'assura-t-il. Le lendemain, je ne le vis pas. Deux jours après, je le croisai. Il me demanda  « Vous êtes là en début d'après-midi ? Parce que je passerai vous rapporter les dix euros. » « D'accord, je répondis. Je ne bouge pas de la journée. A tout à l'heure ! » Il ne vint pas, ni ce jour là, ni le lendemain. Lorsque je le croisai à nouveau quelques jours plus tard, il me refit la même proposition de me rapporter chez moi le billet qu'il me devait. Je me proposais même, intérieurement, de lui offrir un café. Cette fois-ci encore, il ne vint pas. Pourtant, le mois était déjà bien avancé et sa pension de retraite lui avait forcément été versée depuis longtemps maintenant. Parfois, je le croisais sur le trottoir d'en face, mais il ne me voyait pas ou feignait de ne pas me voir. Il habitait l'immeuble mitoyen du mien, donc nous étions des voisins très proches, forcément amenés à nous rencontrer très souvent. Je n'arrivais pas à croire qu'il ne voulait pas me rembourser sa dette. Dette minuscule de plus. Dix euros ! Le prix d'un paquet de clopes dans lequel d'ailleurs, le fameux billet avait dû être consumé aussitôt prêté. Maintenant, il m'évitait même. C'était incroyable. Ces dix euros qu'il cherchait à me barboter n'allaient pas changer ma vie en quoi que ce soit, ni la sienne. A vrai dire, je m'en foutais complètement, mais son comportement me dépassait. Qu'espérait-il ? Que j'oublie ? Se moquait-il que mon attitude plutôt amicale à son égard ne se transforme en perte totale de confiance et même en une certaine distance ? Pour dix euros seulement... Cela dépassait mon entendement. Parce qu'évidemment, il devait bien se douter que, tant qu'il ne m'aurait pas remboursé mon billet, je ne lui en prêterais jamais d'autre et qu'il valait mieux qu'il n'ait jamais besoin de mon aide, quel qu'en soit le motif. Le temps passa et je ne revis jamais mon billet. Malgré son culot, il n'osa quand même pas m'en réclamer un autre. Je fis facilement le deuil de celui-ci. La légèreté de son comportement me déçut, par contre, car je lui trouvais un certain panache à l'ancienne, une gueule comme on en pouvait voir dans les vieux films français des années soixante. Je n'imaginais pas alors, qu'il put être aussi minable. C'est récurent chez moi, je ne parviens jamais à imaginer le degré de bassesse et d'infamie des gens. Dans un premier temps, assez long souvent, je ne parviens pas à y croire, tellement méprisables sont leurs actions. Je n'arrive tout bonnement pas à croire qu'on puisse se conduire comme ça...

J'appris dans l'année qu'il était décédé d'un infarctus devant lequel les secours étaient restés impuissants. Une figure du quartier disparaissait. Sans famille, le voisinage organisa une quête pour lui offrir une couronne à déposer sur sa tombe. Quant vint mon tour, je répondis : « J'ai déjà donné. » sans plus d'explications.

En y repensant, ensuite, je me dis que, avec mon billet de dix euros, si je lui avais laissé le choix entre ma participation à la quête pour la couronne mortuaire ou s'acheter un paquet de clopes, il est certain qu'il aurait choisi le paquet de clopes ! Je n'ai donc aucun remords à avoir. Aucun ! Et malgré son indélicatesse, il me demeure malgré tout, toujours sympathique. Allez comprendre quelque chose...



Depuis plus de dix ans que j'ai emménagé dans mon quartier, à chaque fois que je sors de chez moi, je croise dans tout le centre ville, du matin au soir, sept jours sur sept, ce grand SDF à la barbe hirsute, moins jeune qu'au début maintenant, traînant sa démarche lente, les mains tendues formant une coupe. Et je me dis que faire la manche est vraiment un boulot à plein temps. En comptant neuf heures par jour, cela nous fait une semaine de soixante-trois heures. On est très loin ici, de la semaine de trente-cinq heures...



Je me souviens de cette collègue qui m'expliquait, tandis que nous déjeunions, qu'elle avait un sentiment de culpabilité dont elle ne parvenait pas bien à se défaire, du fait que le mari d'une autre femme, l'avait quittée pour elle. Elle me disait être vraiment désolée pour cette femme mais qu'elle-même n'y était pour rien. Elle n'avait rien fait pour que cela arrive, mais le fait était là, il avait quitté sa femme pour elle. Je lui dis  « Cela est tout en ton honneur. Beaucoup d'autres se moqueraient pas mal de celle qu'on a quittée, voire même, la dénigrerait... »



Lorsque nous jouissons du confort matériel de base, un appartement pas trop étroit, quelques ustensiles nécessaires pour cuisiner ainsi que quelques meubles et objets techniques, amasser, dépenser, consommer, posséder, ne me semble pas capable d'apporter beaucoup de plaisir dans la vie. Lorsque je peins, lorsque j'écris, lorsque je joue de la musique, le plaisir procuré persiste bien davantage qu'en achetant un bien de consommation, plaisir qui s'évanouit presque aussitôt après sa possession. Tandis que le plaisir de peindre, écrire, jouer de la musique, se renouvelle sans cesse, jour après jour, sans diminuer.



Je suis tombé sur le début d'un article du Figaro qui s'intitulait « J'ai 50 ans et j'ai raté ma vie. » Comme je ne suis pas abonné au site internet, je n'ai pu en lire que les premières lignes. J'aurais été curieux de lire les témoignages de ces gens désappointés ainsi que les commentaires des psys et du journaliste. Tant pis. Je me dis que cela me donne l'occasion de réfléchir au sujet sans être influencé par les points de vue d'autres personnes... Moi, j'ai soixante ans dans un mois. A dix ans près, on en est à peu près au même dans cette partie de la vie. Quand on dit « J'ai raté ma vie », je me dis qu'on pourrait peut-être commencer par ce que l'on a quand même réussi car, à part quelques rares personnes qui ont absolument tout raté, on a sûrement, tous, forcément, arrivé à cet âge là, obtenu quand même quelques points positifs dans un domaine ou bien un autre, à un moment ou bien un autre de son existence. Evidemment, mon enthousiasme et mes rêves d'adolescent ont dû en rabattre, mais je peux me féliciter par exemple, d'avoir toute ma vie, pu exercer une profession qui avait du sens même si les difficultés de tous ordres l'ont toujours jalonnée.

Je suis propriétaire de mon appartement, aujourd'hui intégralement payé et, même si des désagréments dont j'ai déjà parlé existent, j'ai un toit sur la tête, sans à présent plus de fuite d'eau venant du ciel, et non loin des commerces.

Je suis en paix avec moi-même, l'esprit serein d'être capable de poser un regard juste sur la réalité en général et les gens en particulier. Je n'ai pas à faire de compromissions ni de contorsions avec quiconque. Je me sens libre dans mes vues, mes jugements, et ne suis contraint de rien par personne. Ça semble rien, mais c'est déjà beaucoup je trouve. Combien de gens sont obligés de composer avec des personnes abusives ou tyranniques qui leur tordent le bras d'une façon ou d'une autre.




Depuis des déboires sentimentaux, je suis extrêmement vigilant à ne plus perdre le réel des yeux, dans tous les domaines de la vie et avec tous les gens que je côtoie. C'est sûrement la plus grande leçon que je reçus de ma vie.



Les gens sont enfermés dans leur être, dans leur connerie, dans leur bassesse, comme des larves dans leur chrysalide.


Les hommes sont des singes, des singes sophistiqués mais des singes tout de même...



Mon voisin, minable absolu, au-dessous de tout, ayant fui toutes ses responsabilités lorsqu'il exerçait les charges de syndic bénévole de la copropriété, pas fiable pour un sou, ne réglant même plus les factures d'eau ni celles de l'assurance de l'immeuble, irresponsable et nullissime, me dit, à propos de la société qui doit venir lui installer la fibre optique jusqu'à son appartement : « Vous me connaissez, s'il y a quelque chose qui ne respecte pas absolument les règles de la copropriété, je refuse son intervention ! » Incroyable, cette personne qui, depuis des années, a laissé partir la copropriété à vaux l'eau, se montre tatillon à l'extrême avec les autres ! Et il ose me prendre à témoin de sa rigueur légendaire ! Donc, il croit absolument à ce qu'il dit être ! Les hommes sont fous !



Je ne vois pas pourquoi nous irions au paradis et pas les orangs-outans...



Un vieux couple - En allant voter ce matin, assez tôt, je croise, dans les rues désertes, ce couple insolite et pittoresque qu'on ne voit jamais l'un sans l'autre, d'une mère et de son vieux garçon de fils. Lui, je le connais très vaguement, le crâne dégarni, affichant son éternel sourire figé en un rictus permanent exposant ses dents et ses gencives tel un masque de théâtre japonais. A plus de cinquante ans, il ne travaille toujours pas, c'est évident. Il tient compagnie à sa mère, ce qui n'est déjà pas si mal. Trottinant à ses côtés, toujours affublé, été comme hiver, d'une antique et longue gabardine informe, il promène sa serviette emplie de papier journal, sans doute, à travers les rues de la ville. Quand il se trouve sur votre chemin, il vous voit de loin, toujours, s'approche insensiblement dans votre direction, son éternel large sourire en bandoulière illuminant sa face, et vous tend une longue main moite, s'informant à chaque fois, de la même interrogation : « Alors, ça va ? Tu vas bien ? ». Vous ne pouvez pas, ne pas serrer cette main tendue, poisseuse et molle, même si ça vous répugne un peu car c'est un brave garçon. Et vous répondez invariablement : « Oui et toi ? », auquel il répond, lui aussi, toujours affirmativement. Cette scène, il la joue tous les jours et avec une quantité impressionnante de personnes. Sa mère, petite vieille voûtée, desséchée, ratatinée, très âgée, a conservé l'esprit vif et alerte. On devine, derrière son regard et ses commentaires hauts et percutants, la répartie et l'espièglerie, comme si, sautillait derrière ses yeux pétillants, un petit oiseau malicieux. Ils reviennent du bureau de vote où ils sont allés accomplir leur devoir et elle lui désigne une façade ancienne de la ruelle en lui expliquant qu'au vu des très belles fenêtres, ce devait être autrefois, une abbaye. Elle aussi porte une gabardine usée, d'un bleu défraîchi. Aujourd'hui, elle ne traîne pas son chariot de courses qui la suit d'habitude quand ils vont au marché où son fils, accoutré chaque fois à l'identique, l'accompagne invariablement, comme lorsqu'il était petit garçon. C'est elle qui choisit ce qui constituera leurs repas et qui paiera aussi. C'est elle aussi, sûrement, qui les préparera. Elle énonce, appuyée par son fils qui lui fait écho, quelques sentences bien senties aux commerçants ou aux connaissances rencontrées et cela aura rempli leurs échanges sociaux pour la journée entière. Ils se soutiennent mutuellement dans la vie, se suffisant à eux deux. Et j'imagine avec effroi et affliction, la détresse de ce pauvre homme lorsque sa mère disparaîtra, le laissant perdu dans ce monde de solitude du chacun pour soi. Que deviendra-t-il dans pas si longtemps, abandonné, sans enfants, sans famille, sans véritables amis ? Son immuable sourire pétrifié risque bien alors, de se transformer en grimace de douleur infinie...



Les gens les plus bêtes sont aussi ceux qui parlent le plus fort, vous regardent de haut, vous toisent, qui vous font la leçon, surtout de morale, alors qu'ils sont loin d'être parfaits et souvent même, manquent cruellement de prise en compte de l'autre, de délicatesse, de douceur, de compassion, de générosité. Ils vous énoncent haut et fort, leurs jugements à l'égard de tous et de vous-même, dénués de toute bienveillance. Ils vous assènent leurs vérités avec l'aplomb de ceux qui ne doutent pas d'eux-mêmes, pleins de leurs certitudes et de leur suffisance.



En traversant le centre ville pour aller faire quelques courses, je croise, comme chaque jour, les SDF qui font la manche pour soutirer quelques pièces aux passants. Ils sont là, en groupe, plus ou moins crasseux, le cheveu hirsute, un peu repoussants, alignés, comme ces pigeons sur les bords des toits, envahissants, gris comme les murs, hardis, presque exigeants.


Foyer logement - Je vais m'installer quelques jours au foyer logement de ma mère car elle est hospitalisée à Paris tandis que j'habite en Province. C'est la canicule en région parisienne et lorsque j'arrive, il fait déjà très chaud chez elle. J'ouvre les volets roulants et là, sur le balcon, sont alignés deux pigeons qui me regardent, nullement effarouchés par ma présence. D'autres sont perchés sur le rebord du toit à deux ou trois mètres et nous observent. J'ouvre la fenêtre et les chasse en frappant dans mes mains. Le balcon est recouvert de leur fientes. C'est vraiment crade ! Et il va me falloir brosser ces saloperies... Ils sont plusieurs à venir et revenir me narguer en se posant sur tous les endroits où l'on n'a pas fixé des pics que l'on colle, conçus exprès pour les empêcher d'importuner les gens. Les jardinières où rien ne pousse, sont hérissées elles, de pics à brochettes, mais la balustrade du balcon ainsi que la surface du sol ne sont pas pourvues de planches de fakir. Je vide le frigo où se décompose progressivement la nourriture abandonnée soudainement lors de son départ. Je m'attable et mange un petit plat tout prêt que je suis allé acheter en arrivant, avec quelques prunes et un yaourt pour le dessert. Ensuite, direction l'hôpital, où elle est entrée en urgence suite à une chute. Je rentre en fin d'après-midi dans la fournaise de son minuscule studio. Le thermomètre affiche trente degrés volets baissés depuis mon départ ! Le studio a été chauffé à blanc toute la journée. C'est invivable par ces températures et rien, à part, vaguement, le ventilateur de pacotille, ne permet de lutter efficacement contre la sensation de four allumé. Je tourne en rond jusqu'à l'heure du repas où je mets, pour la deuxième fois, une barquette au micro-onde. Des prunes à nouveau et un deuxième yaourt. Puis, je fais la vaisselle dans un minuscule évier de poupée et parcours le programme TV. Il n'y a absolument rien d'intéressant à regarder. La soirée va être longue... Et la nuit aussi.

Je me réveille à deux heures du matin dans la nuit tropicale et ne parvient plus à me rendormir qu'à l'aube.

En m'éveillant, au delà de la baie vitrée entièrement ouverte, trois pigeons sont sur le balcons, dont deux qui se chamaillent. Il est sept heures trente et il fait encore extrêmement chaud dans l'étuve qu'est devenu le studio ces derniers jours. Soudain, je me sens comme ankylosé, rouillé, pesant. J'ai la tête lourde et la pensée embrouillée. Cela ne va pas m'être possible de m'éterniser ici. Après la visite à l'hôpital, je rentrerai chez moi. Suite à cette vague de chaleur, une fois encore, des décès seront à déplorer, c'est certain. Laisser mijoter des petits vieux à quarante degrés pendant plusieurs jours ne peut que conduire à cela. Comme on dit, ils sont cuits. Et cette fois-ci, c'est aussi au premier degré qu'il faut comprendre l'expression. Le studio est minuscule, au maximum vingt-cinq mètres carrés tout compris. C'est à dire une entrée, un débarras, une salle de bain-toilette, une kitchenette minuscule. Et cette exiguïté sera, hélas, bien suffisante pour y entasser le peu qu'il subsiste d'une vie entière... Pourtant, elle aurait eu les moyens de se loger plus grand. Elle aurait pu louer un petit appartement et l'on aurait mis en place une aide ménagère et des livraisons de courses et de repas. En arrivant là, ma mère avait dit :  « Qu'est-ce que je vais faire dans ce trou à rats ? » auquel je n'avais vraiment pas su quoi répondre. A ma décharge, ce n'était pas moi qui avais pris cette initiative de la placer dans cet établissement suite à son séjour dans une clinique, après sa première chute qui l'avait beaucoup diminuée. C'étaient ma sœur et mon beau-frère qui l'avaient décrété pour régler cette affaire tambour battant durant l'été. Car c'était une affaire à régler, un problème à résoudre sans délai, comme on traite le débitage et l'évacuation d'un arbre qui se serait effondré dans le jardin, une fuite d'eau ou la vidange d'une fosse septique bouchée. Certaines personnes oublient facilement qu'ils ont à faire à d'autres êtres humains qui ont une psyché, des émotions, une sensibilité, des sentiments, des états d'âme et qu'on doit les prendre en compte, parler avec eux, échanger, dialoguer... Bien sûr, souffrant d'ostéoporose sévère, avec ses cinq étages sans ascenseur, à monter les bras chargés de courses, cette situation ne pouvait pas s'éterniser encore longtemps. Mais, de là à la déménager si brutalement, sans même lui avoir laissé le temps de visiter l'endroit où elle allait atterrir, m'a affligé, indigné, désespéré. Je ne lui donnais pas plus de six mois ici... Cela fait aujourd'hui trois ans qu'elle est recluse dans cette quasi cellule, et elle souffre maintenant, en plus, depuis son entrée dans ce lieu, d'une dépression sévère qui est aussi une des raisons de son hospitalisation.



L'affreux petit Johnny. Il est un personnage de C... jouissant d'une notoriété certaine sur la ville et jusqu'à ses environs assez éloignés. C'est le faux Johnny ! Vous le croiserez forcément si vous vous rendez dans le centre-ville. Les traits brouillés, la quarantaine ou peut-être la cinquantaine, voire la soixantaine ? A vingt ans près, son âge est difficile à évaluer... Il arrive de nulle part, soudainement, traînant à son côté, le long des trottoirs, son antique vélo customisé en Harley-Davidson, comme l'aurait fait un enfant attardé. Il n'a pas encore accroché, avec une pince à linge, le petit bout de carton souple au travers des rayons, pour imiter la pétarade d'un moteur, comme nous le faisions quand nous étions gamins, mais cela viendra sûrement. Il choisit une place bien en vue, le plus souvent face à la terrasse d'un café ou devant une boulangerie réputée où de nombreux clients font la queue, bénéficiant ainsi, assurément, d'un public captif. Il gare alors sur sa béquille, son vélo-moto, affublé d'un guidon façon chopper, d'un pare-brise et décoré de drapeaux américains, de fanions, de rétroviseurs et, du pas allongé et décidé du vrai Johnny, lunettes de soleil sur le nez, cigare à la bouche, guitare électrique en bandoulière, heureusement pas raccordée à l'électricité, il vient prendre possession de son public. Il a, c'est vrai, comme un faux air de Johnny, sa version « tête réduite », comme savaient si bien le faire les tribus Jivaros d'Amazonie. A vrai dire, ça n'est pas seulement la tête qui serait réduite, mais le personnage dans son entier, en hauteur, en largeur, en épaisseur, en volume. On a affaire ici, à une version dégénérée du véritable Johnny, une espèce de double raté, à l'échelle un demi, vieux, usé, amaigri, desséché, racorni, maladif, pour tout dire, effroyable. La tignasse vaguement à la Johnny, hirsute, teinte en jaunâtre, il affiche la panoplie complète de son idole, y compris sa démarche assurée, contrastant étrangement avec sa carrure malingre. Il contemple son public, le jauge, faux micro à la main, et là, commence le pire : le show ! Car oui, il va chanter, si on peut appeler chanter, produire cette suite de criailleries qu'il va émettre. Sa voix s'accorde parfaitement à son apparence et l'effet sonore est encore plus exécrable, si c'était possible, que l'effet visuel qu'il a provoqué. Sa voix n'en est pas une, d'ailleurs, c'est plutôt le crachotis saturé et exténué d'une personne qui aurait hurlé toute une nuit pour accompagner le chanteur dont il est fan ou celui d'un supporter de foot après une fin de soirée arrosée, lors de la victoire de son équipe préférée à la coupe du monde. On a l'impression qu'il est au summum d'une angine carabinée, qu'il tente, envers et contre tout, de surmonter. L'impression est absolument désastreuse et on a mal pour lui de le voir, tout en se déhanchant vigoureusement dans son jean feu de plancher, scandant maladroitement de la jambe, une cadence imaginaire, persister dans cette folie de se donner ainsi en spectacle quand le succès, même minime, est totalement hors de portée. Le numéro est désolant et c'est une véritable torture pour les oreilles que d'entendre ce semblant de voix poussée dans ses derniers retranchements, qui tient plus du glapissement d'un animal maltraité que du récital d'un chanteur de rock. On parvient malgré tout, lorsqu'on n'est pas trop loin, à distinguer les paroles des chansons originales car, même s'il est difficile d'en convenir, il les connaît, c'est incroyable...

Dans l'assistance contrainte, les gens sont indulgents, ne font aucun commentaire, ne le sifflent pas, ne lui lancent ni tomates ni objets. Ils ne le taquinent pas, ne le virent pas. Ils attendent qu'il passe comme on attend tranquillement que passe l'averse ou l'orage, avec fatalité. La majorité le connaît car il revient tous les jours ou presque, depuis des années, faire son numéro. C'est une figure sur C...

Réfugié entièrement dans son rêve, il se prend pour le vrai Johnny, il se croit le vrai Johnny. A ce stade, rien ne pourrait l'en dissuader semble-t-il. Ainsi, il remonte à peu de frais, l'image qu'il a de lui, son narcissisme qui, même s'il n'y a pas la lumière à tous les étages, là-haut, dans cette tête, a besoin de gratifications, comme tout à chacun. Et je me dis que nombreux sont ceux qui, dans une moindre mesure bien sûr, se prennent pour quelqu'un d'autre... se racontent des histoires, s'enflent comme des baudruches, se bercent d'illusions sur eux-mêmes, car il est si tentant de calmer ses angoisses, son manque d'assurance en se prenant pour un autre et en essayant de le faire croire aux autres, du même coup.



Si vous vous retrouvez en apesanteur dans un ascenseur, ça n'est pas normal bien sûr. N'imaginez pas que la gravité sur terre est soudainement abolie. De façon plus naturelle, comme l'explique Einstein, vous êtes tout simplement en train de tomber en même temps que la cabine. Cette sensation d'apesanteur durera jusqu'à l'impact, puis elle cessera brutalement quand vous viendrez vous écraser contre le sol de la cabine avec la même violence que lors d'une chute conventionnelle. Ensuite, vous ne serez plus là pour réfléchir ou élaborer la moindre théorie quant à ce fait étonnant...



Quand un homme trompe sa compagne, plus ou moins longtemps, de façon plus ou moins répétée, et qu'elle finit par le quitter, on dit : elle l'a quitté. Quand une femme trompe son compagnon, plus ou moins longtemps, de façon plus ou moins répétée, et qu'il finit par la quitter, on dit, cette fois encore : elle l'a quitté. Mais elle ne l'a pas quitté, elle le trompait, simplement. C'est lui qui, lassé, a fini par la quitter, comme la femme trompée, qui, lassée, a fini par quitter son compagnon infidèle. Mais dans les deux cas, l'opinion générale est que c'est la femme qui quitte. Etrange...



Je joue au billard français depuis quelques mois. Ce jeu consiste à frapper une boule en résine avec une canne et de toucher, avec cette boule, les deux autres boules situées sur le billard. Les règles sont donc très simples. Pas de trous, de champignons, rien ! Juste un rectangle tapissé, entouré de bandes sur lesquelles trois boules rebondissent. La simplicité des règles est inversement proportionnelle à la facilité de réaliser des points. En effet, lorsque les boules sont proches, regroupées sur le tapis, faire un point est assez aisé, mais cette disposition est loin d'être la plus courante et, dans le cas contraire, toucher deux billes avec la première, est chose bien plus compliquée, en tout cas, lorsqu'on débute. Le jeu est un univers en miniature, délimité, encadré et, à l'intérieur du rectangle, les possibilités sont infinies. Et c'est ce qui fait son charme. En progressant, on parvient de plus en plus précisément à prévoir les trajectoires plus ou moins compliquées que suivront les boules et cette réussite, quant à la prévision, est un facteur important de contentement. La prévision des chocs et de ses trajectoires est tout un art qui tient à la fois de la physique et de la pratique, comme celle d'un instrument de musique. Quand je joue au billard, le temps passe très vite. Déjà, le lieu est, d'une certaine façon, en dehors du temps. Fenêtres ou baies vitrées obturées, lumière artificielle dans toute la salle. Le monde se rétrécit pour se concentrer tout entier sur un rectangle tapissé de bleu sur lequel évolue trois boules. C'est tout. Il faut réfléchir à la meilleure façon de s'y prendre pour impacter les billes, puis réaliser le coup. C'est, à chaque reprise, un nouveau petit casse-tête à résoudre. Un petit casse-tête sur le choix du parcours que l'on va préférer faire suivre à notre bille, allié aussi, à la plus ou moins bonne dextérité dans le maniement de la queue. Parfois facile, parfois difficile. Ensuite, si c'est réussi, on continue sur la situation nouvelle, sinon, on laisse la place à l'adversaire. Le temps se fige, les préoccupations du monde extérieur s'effacent et la vie ressemble, pour un temps, à cette suite de trajectoires le plus souvent parfaitement rectilignes qui s'enchaînent. Les trajectoires des billes varient en fonction de l'endroit de l'impact du bout de la queue, appelé procédé, sur la bille ; en fonction de la quantité de bille numéro deux collisionnée par la première ; de la manière et de la force appliquée à la queue de billard. A savoir, contact plus ou moins prolongé avec la bille, puissance du coup. Le billard, comme illustration, comme reflet de la vie, où de multiples causes que nous maîtrisons plus ou moins bien, produisent des effets à venir...




A chaque fois que je tombe sur une émission rétrospective avec Jane Birkin et Serge Gainsbourg, j'ai le cœur qui se serre. Jane Birkin, pour l'adolescent que je fus, était, un peu comme Joëlle du groupe « Il était une fois », le genre de femme très féminine, douce et à l'air soumis qui me plaisait éperdument. Terriblement belle et érotique, en n'ayant pas l'air d'y toucher, Jane Birkin, dans sa jeunesse, provoquait en moi une tempête intérieure de violents désirs. J'aimais le couple qu'ils formaient, elle et Serge Gainsbourg, son Pygmalion. Je me rêvais en Serge Gainsbourg m'étant dégotté ma Jane Birkin à moi. Cela me paraissait tout à fait possible. A cette époque là, l'avenir s'ouvrait devant moi de tous ses possibles, surtout, de ses possibles triomphants et rayonnants. J'avais l'avenir optimiste ! Car à l'aube de sa vie adulte, on s'imagine que tout ce que l'on souhaite est possible ou du moins pas du tout impossible. En revoyant les extraits de cette époque, je suis immédiatement replongé dans l'état d'esprit dans lequel je me trouvais. Je ressens alors, au plus profond de moi, l'importance de l'écart entre ce que j'espérais, ce que j'imaginais pour l'avenir et ce qui est advenu. La différence est grande, immense, puisque tout était possible alors que la réalité advenue est bornée par les faits passés. Mais elle doit l'être aussi pour nombre d'entre nous. Je n'en veux à personne, je ne tiens personne pour responsable du fait que ma vie n'ait pas été tout à fait à la hauteur de mes rêves d'adolescent. Rien ne m'a jamais empêché d'être plus entreprenant dans tous les domaines, que je ne le fus effectivement, que moi-même.

Soixante ans ! Comme un champs de vision se rétrécirait de plus en plus, le champs d'espérance en un avenir prometteur, se réduit au rythme des années qui s'accumulent.



Il y a tellement de cons dans la vie qu'il est tout à fait impossible de les éviter à moins de s'enfermer chez soi, de ne plus rien faire, de ne plus voir personne, de ne plus sortir. Alors, il faut faire avec, les supporter un minimum. Lorsque j'ai voulu apprendre à piloter, deux de mes instructeurs, pourtant tout à fait compétents dans la conduite d'un avion, étaient des cons finis. Et, soit je claquais la porte et renonçais à apprendre à voler, soit je les supportais. Je les ai supportés, le moins souvent possible, bien sûr. Ce qui fait que je sais piloter à présent...



Il suffit que j'entende une chanson me ramenant à l'époque de mes quinze ans pour que je me retrouve plongé instantanément dans l'état d'esprit dans lequel j'étais à mon adolescence. Une immense plage de possibilités s'ouvrait alors devant moi. Je revois le gros magnétophone à bande sur lequel j'enregistrais les disques qu'un copain me prêtait. Je revois les pochettes de ceux-ci. Je revois la disposition de ma chambre, le meuble où trônait ce fameux magnétophone qui me permettait d'enregistrer sur des bandes de deux heures, de nombreux trente-trois tours. Je revois le salon où nous étions, toute la famille, devant la télévision, et me retrouve, en revoyant des extraits des émissions de variété de l'époque, tant d'années en arrière, me regardant dans le passé, ressentant fugitivement, mon état d'esprit de l'époque.



Avant-hier, en sortant de chez moi, assez tôt, pour aller acheter du pain, deux ou trois mètres après avoir marché sur le trottoir, j'ai entendu le bruit d'une pierre se fracassant juste derrière moi. Je me suis retourné et j'ai vu aussitôt, ce morceau de façade de l'immeuble mitoyen du mien, en plusieurs morceaux, à un mètre de moi. J'ai regardé d'où il pouvait provenir et j'ai découvert, tout en haut de l'immeuble, au troisième étage, une petite partie de la façade qui manquait. Celle qui avait failli m'atterrir sur la tête. A une seconde près ! J'ai pensé que j'avais vraiment eu chaud... De cette hauteur là, directement sur la tête, même si ce fragment n'était pas d'une taille énorme, c'était très possiblement la mort à la clé ! J'ai eu de la chance, beaucoup de chance, à une seconde près. J'ai cherché où se cachait cette seconde gagnée sur la collision dans mon court emploi du temps matinal et je ne l'ai pas trouvé. Qu'était ce matin, l’événement imprévisible qui me fit gagner cette seconde décisive sur la rencontre fatale ? Etait-ce l'heure de mon réveil naturel sans réveil-matin ? Etait-ce une phrase de moins à lire dans un article d'actualités d'un des nombreux sites internet d'information que je consulte chaque matin après avoir déjeuné ? Comment savoir ? Tout est tellement intriqué que, pour cet événement-ci, rien ne peut se révéler réellement, de façon flagrante, déterminante. Comme en physique quantique, ce matin là, m'entourait un nuage probabiliste de l’événement « reçoit sur le crâne, une pierre qui se détache du mur » dont la probabilité qu'il se réalise était très forte, mais pas suffisante pour être certaine... J'y vois comme un écho à ce que j'écrivais il y a peu sur le jeu du billard : des trajectoires qui se croisent, se frôlent, s'évitent de justesse, se percutent sans que l'on puisse déterminer exactement, quels sont les facteurs et leur dosage ayant participé à la rencontre...



A un certain niveau de bêtise, on ne peut plus raisonnablement espérer une rémission. Elle n'est pas irrémédiablement impossible, mais, comme à Lourdes, tient plutôt du miracle !

Ce qui définit la connerie, c'est le côté péremptoire de l'erreur, l'aplomb avec lequel elle est assénée.



Tous ces acteurs, ces chanteurs, personnages célèbres que je croyais comme moi éternels, sont vieux aujourd'hui ou bien disparus.



Nous sommes le jouet, dans la vie, de multiples illusions. Nous regardons la vie, les autres, à travers un kaléidoscope.


La vie trépidante des retraités. Au cours de danse, je profite d'un instant de confusion pour abandonner ma partenaire attitrée, de fait, et rejoindre une autre qui m'attire beaucoup, et dont le partenaire « officiel » est absent ce jour. Il sera à nouveau là, très probablement, au cours prochain et je retrouverai très sûrement ma partenaire « officielle » à qui j'ai fait faux bon... Instant de flottement... Je ne suis pas marié à cette partenaire que le hasard m'a attribuée, mais je ne peux m'empêcher de me sentir comme un peu coupable de l'avoir abandonnée pour une autre avec qui je ne serai pas, sûrement, la prochaine fois. Je vais donc devoir retourner auprès de celle-ci, comme le mari penaud rentre au bercail après une infidélité. Je me demande si j'ai bien fait de la laisser en plan, d'une certaine façon... Mais je me dis qu'il vaut mieux ressentir le remord d'une chose dont on avait très envie, et qu'on a faite, au risque de n'être pas absolument délicat, plutôt que le regret de ne l'avoir pas faite. Car après cela, celle vers qui je suis allé, ne peut sûrement pas ignorer tout à fait mon attirance.


On se sent dans la vie, parfois, comme dans une situation inextricable d'une partie d'échecs d'où l'on ne parvient pas à s'extirper, où qu'on regarde...


Quand je me penche en arrière et regarde ma vie, l'enveloppant dans son entier, je n'ai pas l'impression d'avoir changé, j'ai même, plutôt, l'impression d'être le même que celui que j'étais à, mettons, vingt-cinq ans... Bien sûr, je ne suis pas le même en réalité. J'ai acquis de l'expérience, une pratique que je ne possédais pas à l'époque, mais le centre de gravité de mon être demeure toujours le même.



Quand j'ai acheté l'appartement il y a douze ans, je me disais que c'était transitoire et qu'à la retraite, je le vendrais sûrement pour aller ailleurs. La retraite, je la voyais très lointaine, à une portée où j'étais quasiment dans l'incapacité de me projeter. Maintenant que j'y suis, alors que je ne l'ai pas vue arriver, je n'ai aucune intention, pour le moment, de changer d'endroit, même si j'ai à subir d'assez nombreuses nuisances dans ce centre ville provincial particulièrement sinistré... J'y ai mes habitudes, je vais et viens à pied d'un endroit à l'autre, sans avoir besoin, à chaque sortie, d'utiliser ma voiture. Je connais mon voisinage, je vais au marché, à la boulangerie ou au Supermarché en un rien de temps. Pareil pour les cours d'aquarelle ou de billard. J'ai l'impression que l'horizon des étapes de ma vie, se rapproche de plus en plus vite. J'espère que, de la même façon, je ne vais pas me retrouver, en un claquement de doigts, à la maison de retraite !



Je contemple ma vie en regardant en arrière, embrassant du regard son ensemble, depuis mon enfance. Je la vois comme un des tableaux que je peins. Celui-ci est au trois quart fini. Je n'en suis pas mécontent. Je n'en suis pas non plus pleinement satisfait, mais l'essentiel me convient. Je n'ai pas raté ce qui est important pour moi, c'est à dire la personne que je suis. J'ai fait en sorte de ne pas être détestable et, si j'ai pu l'être parfois, je le regrette sincèrement. Même si je ne me suis pas toujours conduit comme il aurait fallu que je le fasse, j'essaie de faire montre envers moi-même, de la même indulgence que celle que j'essaie d'accorder aux autres.


Mon adolescence est restée coincée là-haut, dans ce modeste appartement où notre petite famille vécut dans les années soixante-dix.



Une étude a, paraît-il, mis en évidence que si nos amis sont obèses, il y a de fortes chances pour que nous le devenions aussi. Je me demande si, à force de côtoyer des vieux, par le même principe, on ne deviendrait pas vieux, aussi...



Nous avons une âme, c'est indubitable. Et qui pourrait en douter ? C'est du simple bon sens car elle seule nous différencie intrinsèquement d'une pierre par exemple. Mais par contre, je ne crois pas qu'elle soit éternelle...


J'aimais S..., ou je croyais aimer S..., l'amalgamant à son parfum qui me semblait ne faire qu'un avec elle. Mais ce parfum, ce n'était pas elle qui le secrétait ; il provenait d'un petit flacon vendu en parfumerie, comme tous les autres parfums. Je croyais aimer S... alors que je n'aimais, surtout, que son parfum... Son parfum, liquide élaboré dans un laboratoire puis produit à la chaîne et distribué dans toutes les parfumeries. Cela est possible. L'amour tient souvent à pas grand chose.



Lorsque ma mère a dû déménager pour aller habiter dans un foyer logement, il a fallu faire un tri extrêmement sélectif. Elle a choisi ce qu'elle pouvait caser dans ce nouveau petit espace où elle allait emménager, sans pouvoir se laisser aller à la moindre sentimentalité. Toute sa vie allait devoir tenir dans vingt-cinq mètres carré. Nous sommes venus, ses trois enfants, chacun, choisir ce que nous souhaitions sauver et pouvions emporter pour ramener chez nous. Puis une entreprise de débarras est intervenue pour faire table rase de tout le reste. J'étais présent, seul. Un matin, ils ont garé un petit camion sur le parking, en face de l'immeuble et ils ont consciencieusement vidé l'intégralité de l'appartement ainsi que la cave. Ils ont bourré à ras-bord le petit camion puis ils ont filé je ne sais où, après avoir encaissé le chèque de mille-cinq-cents euros. En une matinée, tous les témoignages, toutes les traces d'une vie entière avaient disparu. Et comment faire autrement ? Pour ma grand-mère, ce fut pareil...

On amasse des choses, on collectionne, on entasse, comme si on allait de toute éternité, transporter toutes ces trouvailles avec nous. Mais non ! D'autant qu'il nous arrivera forcément le même sort un jour ou l'autre, je veux dire, notre dissolution complète, avant ou après disparition de nos possessions matérielles. Il vaut mieux ne pas trop s'attacher à celles-ci car notre vie sur terre est aussi peu solide, durable, permanente qu'une pensée, un rêve, une abstraction. Nous passons notre vie à ignorer ce fait, il est pourtant indubitable. Sachant cela, c'est pourquoi, en partie, je suis si peu attaché aux possessions d'objets. Je fais régulièrement du tri dans mes placards, dans mes vêtements, dans ma cave et j'évacue. J'ai un appartement qui n'est pas immense, c'est vrai, mais même si j'habitais une maison plus vaste, je n'aimerais pas me laisser envahir par les choses. Lorsqu'il me faudra partir, il n'y aura pas trop d'encombrants.


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