Comme chaque
jour Georges Bousquet rentrait chez lui après sa journée
de travail. Il longea le parc municipal et s'engagea dans la
côte qui menait à son quartier. On venait d'entrer
en hiver et la nuit tombait vite. Il ne faisait pas très
froid, on sentait juste une atmosphère pluvieuse et tenace.
Il gravit en soufflant un peu la pente raide à laquelle, malgré
si longtemps, il n'arrivait pas à s'accoutumer. A cette
heure un peu tardive, il était des derniers voyageurs à
regagner son foyer. La rue était silencieuse, son pas
suintait légèrement dans l'humidité du bitume
où vibraient les éclats blancs des réverbères.
Il ouvrit la porte vitrée de son immeuble et appuya sur 1’interrupteur.
L'éclairage terne se heurta aux cloisons de la cage d'escalier.
Il regarda dans la boîte aux lettres : « Rien de personnel.
» Il retira un prospectus pour des persiennes et l’abandonna
dans la poubelle. « C’est vrai qu'Anne avait déjà
dû prendre le courrier. » Il referma la boîte
et grimpa les marches. Une odeur de viande rissolée se
répandait dans le couloir. Le son des jeux télévisés
imbéciles filtrait sous les paliers. Il avait du mal
à se faire à la promiscuité des immeubles et
le temps n’y faisait rien. Il parvint à son étage
; la porte était entrebâillée. Anne avait
dû l'entendre monter ou alors elle avait cru fermer la porte
et n'avait fait que la pousser. Un rai de lumière se
découpait, une lumière chaude et intime d'intérieur.
Il allait retrouver sa femme et sa fille, les deux êtres qui
lui étaient les plus chers au monde. Heureusement qu'il
les avait, on est si seul sinon... Et les collègues de bureau
ne parviennent pas à peupler une existence.
Il poussa le battant, pénétra
dans le vestibule et se présenta dans l'embrasure de la cuisine.
La pièce était tout éclairée, d'une lumière
bien franche, pas comme ces tubes au néon qu'il détestait.
Anne s'activait près de l'évier. Elle fit quelques
pas puis se pencha sur Mélanie pour lui enfourner la cuillère
de potage qu'elle avalait si laborieusement. Elles ne l'avaient
pas vu, tout occupées qu'elles étaient chacune, à
leur tache obstinée. Mélanie absorba sa bouchée
et redressa la tête. Elle ne dit rien, elle n'accorda
même pas un sourire à Georges. Son regard vert
le fixait, immobile. Il crut même y lire à la fin,
une espèce d'anxiété. Anne reposa la cuillère
et détourna la tête dans la direction qu'indiquaient
les yeux de Mélanie. Elle regarda Bousquet, muette elle
aussi, le dévisagea, les traits durs et brusquement tendus.
Georges ne comprenait pas ce qui les pétrifiait ainsi, pour
ne pas, même, lui adresser un mot. Le silence pesait et
les quelques secondes qui venaient de s'écouler semblaient
infinies, comme gelées. Il s'inquiéta. «
Qu'est-ce qu'il avait ? Il n'était pas malade ? Il n'avait
rien remarqué sur lui. » Il passa rapidement une main
vague sur son visage. Tout semblait normal ; il avait bien encore,
ses deux bras et ses deux jambes.
- Ben, qu'est-ce que vous avez
toutes les deux ? Anne ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Elle continuait de l'observer,
de plus en plus troublée, maintenant semblant véritablement
effrayée. Il s'avança d'un pas.
- Monsieur, que voulez-vous ?
Il s'immobilisa, subitement foudroyé.
« Qu'est-ce que c'était
que cette comédie ? Quelle farce de mauvais goût avait-elle
décidé de lui jouer ? »
- Mais enfin, Anne, qu'est-ce
que tu racontes ? reprit-il.
Si elle jouait
la comédie, elle la jouait à merveille, car elle avait
l'air maintenant, tout à fait affolé. La peur avait
envahi sa physionomie. Elle affichait une expression identique
à celle qu'elle aurait présentée si elle s'était
fait poursuivre par un détraqué.
« Ca ne va pas, se dit-il,
elle est devenue complètement folle. »
Il tendit les mains vers sa fille.
- Mélanie ! appela-t-il
en s'efforçant de conserver son calme à sa voix, tu
ne dis pas bonsoir à papa ?
Même sa fille semblait inquiète,
sa mère lui avait communiqué sa frousse maladive.
- Monsieur, articula soudain Anne
d'une voix pâteuse, je ne sais pas ce que vous voulez.
Sortez !
Et comme il ne semblait pas comprendre,
elle continua :
- Je ne vous connais pas.
Ecoutez, mon mari va rentrer d'une minute à l'autre.
Sortez !
- Anne, l'implora-t-il, arrête
! Regarde dans quel état tu mets Mélanie.
- Mamaaan ! la fillette terrorisée
se mit-elle à pleurer.
Décontenancé, abattu,
Georges Bousquet abandonna. Il recula et s’éloigna dans
le salon. Il alluma, posa sa sacoche et sa veste sur le canapé
puis s'affaissa. L'appartement était calme, aucun bruit
ne lui parvenait, juste les sanglots de Mélanie, monotones
et continus.
Qu'était-il arrivé
à Anne ? Il essayait de se rappeler les jours précédants
mais il ne se souvenait de rien d’anormal. Non, le quotidien tout
bête. Il commença soudain à ressentir un malaise
de plus en plus prégnant. Et puis ce soir, il était
vraiment épuisé, peut-être le début de
l’hiver ? Impossible de réagir. Les choses lui échappaient.
Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas là ? se dit-il. Il ne voyait
rien du tout. Je vais appeler le médecin, se réconforta-t-il.
Il empoigna le Bottin et feuilleta
les pages :
« Docteur Bernard… - B -
Bec - Bef – Bernard ! Voilà ! »
Il composa le numéro sur
les touches en conservant son index pointé sur la ligne.
- Allô ! Cabinet du
docteur Bernard.
- Allô ! Bonsoir docteur.
Je suis Monsieur Bousquet. Voilà, c'est très urgent.
Je viens de rentrer chez moi, je suis extrêmement bouleversé.
Je ne comprends pas… Je… Ma femme… Ma femme ne va pas bien… Il faut
que vous veniez tout de suite…
- Oui.
- Oui docteur… Euh… Elle ne me
reconnaît plus. Elle s'adresse à moi comme à
un inconnu. Je ne sais pas quoi faire, je suis extrêmement inquiet.
- Bien sûr, ne paniquez
pas surtout…
- Il faut que vous veniez tout
de suite, je crois que c’est important !
- Oui, j’arrive tout de suite,
fit la voix électrique. Rappelez-moi votre adresse s'il
vous plaît, je ne l’ai plus en tête… Et je ne voudrais
pas perdre de temps…
- Oui. Monsieur Georges
Bousquet. 27 rue des lilas. Deuxième gauche, vous savez… L’immeuble
près du square ?
- Bien. Je suis là très
bientôt, je vous rejoins à l’instant. Gardez votre calme.
Georges reposa le combiné.
Anne pleurait, elle aussi, maintenant. C'était complètement
fou cette histoire. Lui qui était si content ce soir,
de rentrer. Il s'était fait une telle joie à l'idée
de se retrouver en famille après une pénible journée.
Il fallait que cela lui arrive à lui, et justement ce soir.
Ils allaient sûrement garder Anne quelques temps, il devrait
s'occuper tout seul de Mélanie. Il faudrait qu'il s'arrange
pour les jours prochains.
Elle avait dû surprendre
sa conversation téléphonique, c'est pour cela qu'elle
pleurait. Confusément, elle devait s'apercevoir que quelque
chose ne tournait pas rond.
« Pourvu qu'elle ne tente
pas de s'enfuir. Pourvu qu'il ne lui prenne pas l'idée
de s'échapper dans la nuit en emportant Mélanie ; une
pauvre femme à la raison fêlée... »
La sonnerie de la porte d'entrée
retentit.
« Ouf ! Le médecin.
»
Il entendit Anne se précipiter
aussitôt sur la poignée. Des mots rapides furent
chuchotés, quelques hoquets, soubresauts de sa panique absurde
résonnèrent dans la pénombre des pièces
puis deux infirmiers se présentèrent, encadrant le médecin.
Georges se dressa et vint tout de suite à la rencontre de celui-ci.
- Ah ! Docteur, entrez !
Mais les hommes en blanc le serrèrent
de près et le docteur se détourna.
- Ne craignez plus rien Madame,
rassurez-vous, c'est fini, la calma le médecin.
Les deux hommes entraînèrent
Bousquet vers la sortie. Il se retourna pour regarder sa fille,
encore. Il cria : « Mélanie ! » Il
crut qu'elle le reconnut enfin car ses yeux éclatèrent
de joie et elle hurla : « Papa ! »
Les infirmiers le poussèrent
dans le corridor et là, il tomba nez à nez avec un homme
qu'il ne connaissait pas, grand, jeune, qui le dévisagea froidement,
très vite, et qui saisît Mélanie contre lui en
lui murmurant :
« Ma petite fille,
ma chérie, qu’y a-t-il ? C'est papa. »
Le locataire
silencieux, discret et tellement réservé du troisième
étage fut reconduit avec fermeté et diligence dans l'établissement
spécialisé qu'il avait quitté quelques mois auparavant.
Un peu trop tôt, de l'avis des psychiatres, pour réintégrer
sans problème la compagnie humaine à laquelle hélas,
il n'était pas encore tout à fait réadapté
malgré les entretiens mêlés de massives doses
neuroleptiques.