La rentrée des classes


  Sa maman avait accompagné Marc et il trottinait à ses côtés sur le bitume des trottoirs. Aujourd’hui était la rentrée des classes.  Il faisait bon.  Un ciel tout bleu d'été prolongé nappait l'azur.  Marc portait un petit gilet jaune pâle que sa maman lui avait tricoté pour qu’il soit tout beau ce jour là. Elle lui en avait tant parlé de l'école maternelle... Elle lui avait raconté qu'il y rencontrerait plein d'amis, qu'il y avait une maîtresse très gentille et que la classe débordait de jeux innombrables et variés.  Il lui avait demandé si cela ressemblait à l'illustration de son livre d'images où des enfants au visage épanoui s'adonnaient à des jeux passionnants. On les voyait s'affairer à transporter des cubes de toutes les couleurs aussi grands qu'eux avec des sourires barbouillés de confiture et des mines réjouies et turbulentes.  Marc les enviait, lui aussi aurait aimé s'activer à ces constructions merveilleuses.  Sa maman lui avait dit :
  "Oui bien sûr, c'est comme ça, et encore mieux, tu verras, tu ne voudras peut-être même plus revenir à la maison tellement tu t'y plairas..."
   Energiquement il avait réfuté l'hypothèse, non, ça jamais il ne pourrait rien préférer d’autre au monde à ses parents ; il trouvait même un peu incongru qu'elle put lui en souffler l'éventualité.
   Il s'amusait à sautiller des rebords du trottoir sur la chaussée suivant une règle simple et stricte : un pas sur la marche, l'autre sur la dalle au coin contigu et qui bordait la route.
   - Marc ! Dépêche-toi, on va être en retard.
   Il cessa son jeu et s'accrocha à la main de sa mère.  Des gens pressés, accompagnés d'enfants se joignirent à eux sur le chemin de l'école.  Ils franchirent une grille et s'avancèrent dans une allée gravillonnée.  Au bout devait se situer l'entrée de l'école ; un groupe stationnait d'où surgissaient des exclamations indistinctes et une agitation qu'on sentait contenue.  Ils patientèrent aux derniers rangs de la file, piétinant les petits cailloux blancs qui crissaient.  Marc leva les yeux sur la silhouette de la grosse femme qui le précédait et le bousculait au gré de la houle de son imposant arrière-train. Une tête morveuse et effarouchée surgit par-dessus son épaule et lâcha un filet de bave qui vint s'agglomérer à la gabardine beige.  Un cri s'éleva brusquement de l'attroupement et une femme s'enfuit en courant.  Marc s'assombrit et légèrement inquiet, releva la tête vers sa mère.
   Elle lui sourit, mais il crut y discerner comme une expression un peu contrainte et légèrement crispée.  Que pouvait-il bien se tramer dans ce lieu ? L'atmosphère lui paraissait confusément tendue.  Etait-ce bien là l'endroit merveilleux où tous les enfants rêvaient de se rendre ? Quand la tête blanche et contractée qui le dominait à la renverse de l'imperméable beige se mit à brailler de terreur, il devint franchement perplexe.  Il redressa encore ses yeux mais sa mère regardait devant elle.  Il tira sur sa main pour l'appeler, mais elle feignit de n'avoir rien perçu, elle referma juste un peu plus ses doigts sur la sienne.  Il remarqua encore le visage bouleversé d'une femme en retrait, seule et consternée, et il ne douta plus un instant du caractère trouble de la besogne qui s’exécutait à l'intérieur des murs jaunes faussement attrayants.

   Ils parvinrent au seuil de la porte vitrée et furent accueillis par un dragon vociférant des ordres que personne n'osait contester.  La marâtre courtaude et hargneuse qui gardait la geôle, déroba Marc à sa mère et le chassa vers la salle.  Elle signifia leur congé aux femmes d'un ton sans réplique et Marc vit encore quelques secondes le visage de sa mère, presque douloureux mais consentant, lui adresser un dernier regard et se détourner, lâche et vaincu, sans avoir rien tenté pour l'arracher à sa prison.  C'était un piège, oui ! Elle devait même être complice de cette odieuse foire aux enfants.  Elle l'avait vendu, oui ! Ou même pire, donné, abandonné.  Elle s'était débarrassée de lui comme d'un meuble encombrant et elle s'était enfuies, sa sombre tâche accomplie.  C'était un coup monté, une horrible ruse qu'elle avait manigancée pour l'abuser et endormir ses soupçons.  Où était la jolie maîtresse ? Où étaient les cubes de toutes les couleurs, les patins à roulettes et les voitures de courses? Il s'était bien fait duper.

   La vaste salle résonnait des hurlements des orphelins abandonnés.  Des plaintes tragiques et des cris terrifiés éclataient des petits abdomens au visage défiguré et comprimaient les murs. Des inconnus venaient toujours aussi régulièrement se dessaisir de leur progéniture qui grossissait le flot épouvanté des répudiés.  C'était une institution établie, un marché aux orphelins, une déportation en masse.  Ils étaient tous tombés dans un affreux guet-apens... Sa mère avait filé.
  - Aaaaaah... !
   Marc se mit à hurler lui aussi, à joindre ses cris et sa terreur à la lugubre chorale qu'ils formaient tous.  Il ne reverrait plus sa maman, elle l'avait perdu comme la famille du petit Poucet, elle l’avait renié comme le vilain petit canard.  Il était tout seul au monde.
  - Aaaaaah... !
   Ses cris redoublèrent de plus belle. Comme consolation, une main gigantesque vint s'abattre à toute volée sur ses cuisses.  Le coup claqua sur sa peau que sa culotte courte laissait à nu.  Les yeux des autres enfants s'arrondirent, s’exorbitèrent ; des cris se figèrent dans l'espace, frappés de stupeur et des faces se découpèrent comme des masques sculptés.  Le martyre commençait, quelques-uns uns seraient sans doute roués de coups... Le fer rouge du soufflet lui brûlait la jambe.  Une poignée d’énergiques, dans un dernier sursaut de révolte, risquèrent une fuite éperdue en direction des issues.  Ils se heurtèrent aux épaisses portes au cadre métallique, verrouillées à double tour.  L'un d'eux martela la cloison de ses ridicules petits poings, en proie à des convulsions de panique.  Les autres se retournèrent, glacés d'effroi.  Leur vaine tentative allait se solder d'une pluie exemplaire de châtiments pour cette preuve d'insurrection.  Ils seraient même sûrement torturés.  La porte principale se referma et, d'une voix tranchante, la marâtre regroupa les enfants en rangs.  Des gifles et quelques volées furent encore distribuées puis le premier cortège s'avança, docile et muet, à la suite de l'odieux personnage.  Marc faisait partie de celui-ci que dirigeait la directrice.  D'autres gardiennes se mirent à la tête des autres rangs et disparurent dans des couloirs insondables.  La troupe s'engagea dans une salle carrelée où s'alignaient, cloisonnés par des muretins, des sièges blancs d'aisance.  Le lieu était sous le contrôle de deux femmes serrées d'une blouse bleue qui, à leur mine résignée et soumise, devaient n'être que des esclaves aux ordres du monstre.  La directrice bloqua l'entrée de toute sa stature et les deux géantes entreprirent de déculotter l'assemblée.  Les hurlements qu'on était parvenu jusqu'alors à étouffer dans la crainte reprirent de plus belle et s'accrurent d'un écho démesuré qu'engendrait la réverbération du local.  Une grêle de taloches s'abattit à nouveau en tous sens que distribuait avec virtuosité l'épaisse négrière sur les faces blêmes et les marmots furent projetés avec empressement dans les oubliettes de faïence.  Le froid de la cuvette glaça les cuisses de Marc mais il contracta ses mâchoires pour ne pas subir le même sort que ses voisins qu'il ne voyait pas et n'entendait plus depuis une prompte intervention musclée.  Dans l'affolement, Marco n'avait pas remarqué si la chasse avait été tirée ou non.  Peut-être que l'affreuse bonne femme les avait précipités au fond des cabinets et il n'osait se lever pour s'en assurer.  Il tremblait, en équilibre sur le rebord.  Peut-être qu'elles attendaient qu'ils colorent l'eau ou qu'ils abandonnent quelque chose au fond, mais Marco n'avait nul besoin biologique.  Il était paralysé de frayeur et de toute sa force, priait pour que personne ne vienne vérifier le produit de ce pourquoi il était sensé être assis sur le siège.  La plus vieille des femmes en sarrau, avec du poil au menton, se pencha sur lui, lui grommela quelques sons et enfin le reculotta.  Elle avait l'air moins cruelle que la directrice.  Marco pensa que peut-être, si l'on obtenait ses faveurs, elle pourrait faciliter des évasions.  Il regarda la cime des arbres qui se balançait derrière les vitres supérieures laissées transparentes et en se souvenant de sa liberté ancienne, un gros sanglot vint s'étrangler dans sa gorge.  Il était devenu un enfant bagnard... Il s'alarma à l'idée qu'on allait sûrement les conduire chez le forgeron qui souderait à leur cheville une chaîne lestée d'un boulet noir...
  La marâtre s'encadra à nouveau dans la porte, tapa deux fois dans ses mains et, par quelques ordres brefs, regroupa le rang des têtes enfantines.  Elle paraissait tellement exercée à l'autorité que rien ne semblait jamais pouvoir lui résister.  Marco songea à la multitude des échines courbées qui avait dû passer entre ses mains sans jamais l'entamer qu'il la considéra comme un tyran invincible, indestructible, une figure surnaturelle qu'il était illusoire d'espérer un jour renverser.
Ils se retrouvèrent dans une pièce qu'elle nomma la classe et les fit tous asseoir sur un banc.  Un enfant apparemment plus dégourdi et qui manifestement n'éprouvait pas la nécessité d'une pause fut emporté par les couloirs après s'être fait appliquer de l'intérieur de la paume, un coup bien sec sur le crâne.  Marco remarqua vite la fillette assise près de lui.  Ils se regardèrent.  Elle avait un visage très doux, très tendre et cela le réconforta un peu.  La directrice agita les mains d'un rythme cadencé et il fallut retenir les paroles compliquées du chant qu'elle enseignait :

« Un, deux, trois,
La grenouille est dans la mare
Les balais sont au placard... »

   Il fallait ne pas se tromper et surtout ne pas se faire prendre en flagrant délit d'inattention.
       - Dis donc, toi, tu ne suis pas... Tu bailles aux corneilles, aboya-t-elle dans la direction d'un gros garçon aux lunettes qui visiblement s'occupait à observer un coffre d'où surgissaient quelques jouets.  Comment t'appelles-tu ?
   Il lui adressa un sourire niais et répondit :
   - Jérôme.
   Elle fit deux pas, lui arracha ses lunettes et lui claqua deux gifles sur les joues pour le ramener sur terre avant de les lui raccrocher aux oreilles.  Son visage s'illumina de deux nappes rouges qui témoignèrent de la brusque réactivation de sa circulation sanguine et donc de sa concentration.

« - On reprend :  un, deux, trois,
      La grenouille est dans la marre
      Les balais sont au placard... »

   Quand la marâtre eut épuisé les joies vocales, elle les flanqua tous dehors, dans un enclos vide et bitumé.  Marco pensa que l'endroit était un espace de transit où on les entassait en attendant de les acheminer vers des destinations inconnues.  Il s'approcha de la petite fille qui lui avait souri tout à l'heure, sur le banc, et il lui prit la main.  Elle se laissa faire.  Ils étaient moins seuls.  Le ciel était bleu, la geôlière avait disparu, ça aurait pu être moins accablant s'il n'y avait pas eu, plantées tout autour, ces barrières grillagées.  Il découvrit  même un bac à sable où il entraîna sa nouvelle amie.  Sa maman l'avait répudié mais la petite fille, elle, avait besoin de lui ; à deux, ils seraient plus forts.
   Ils étaient occupés à construire un monticule de sable lorsqu'une clameur sauvage envahit l'air.  Ils se retournèrent et ils virent, stupéfaits, se répandre dans la cour, une horde de garnements bien plus âgés qu'eux qui zigzaguaient en tous sens, renversaient les enfants, piétinaient les malheureux déjà à terre et agitaient dans l'espace, leurs poings comme des masses d'arme.  Là, Marco devina que le plus terrible leur avait été réservé pour le moment présent.  La terreur le secoua quand il vit un petit Chinois propulsé par une violente poussée, atterrir dans la poussière et racler du nez et du menton sur les graviers.  C'était la guerre. Une brute ennemie l'acheva d'un shoot dans les côtes et la victime resta inerte sur le champ de bataille.  Les bourreaux scandaient leurs violences de cris féroces d'épouvante.  Marco constata que maintenant, la porte du bâtiment était close.  Nul repli n'était permis.  Ils allaient périr sous les assauts de la meute enragée.  Il vit briller le regard d'un petit monstre teigneux qui lançait des éclats comme des lames de rasoir.  Celui-ci regroupa deux de ses camarades et ils se ruèrent sur Marco et sa protégée.  Le frisé rabougri, agile comme un singe, vint les acculer au mur du bac à sable.  Il souriait comme Marco l'avait vu faire à la télévision par le chef des bandits.  Il ouvrit la bouche, il montra ses dents et les griffes de ses mains qu'il planta dans les joues de la petite fille demeurée muette de stupeur.  Marco regarda les gouttes de sang perler sous les ongles du frisé qui ricanait puis celui-ci lui projeta la tête contre la pierre cimentée dans le mur.  Il se renversa dans le sable en poussant un cri effroyable et vit s'enfuir à toutes jambes leurs agresseurs triomphants.  Partout, des dépouilles jonchaient le terrain de jeu.
   La cloche tinta et la directrice fit son apparition, menaçante et rigide.  Toute la minuscule population afflua immédiatement vers elle comme l'eau dans l'orifice du lavabo qu'on débouche.  Seuls les plus gravement blessés restèrent étendus comme des massacrés.  Le Chinois avait les yeux fermés.
- Dépêchez-vous de rentrer si vous ne voulez pas que ce soit moi qui vienne vous chercher, et en vous tirant les oreilles !
   Le Chinois se redressa, il avait des petits gravillons incrustés sous la peau et malgré tout une expression digne de douleur grave.
   Marco et la fillette défigurée suivirent le mouvement général.  Ils pénétrèrent dans la bâtisse silencieuse.  Marco murmura à la petite fille :
- Tu sais, même avec tes griffures je t'aimerai quand même. Et tu verras, j'apprendrai à me battre, pour te défendre...
Quand sa maman vint chercher Marc à l'heure de la sortie des classes, elle lui demanda :
- Alors, c'était bien cette première journée d'école ?  Tu as une gentille maîtresse ?
   Il répondit :
- Oui maman, mais il pensait à la petite fille au visage d'ange.
 
 


© Nérac, 1999

 

 

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