Circonstance propice
 


  Simon, célibataire, la trentaine bien passée se rendait cette année là chaque semaine à Paris pour assister dans le cadre d'une formation continue, à des conférences que lui imposait sa profession.  Il empruntait à cette occasion le train, plus commode que sa voiture, et qui le conduisait pour ainsi dire aux portes de la faculté.
  Les trains de banlieue pisseux et ternes arrivaient en geignant des plaintes tristes et lugubres qui lui peignaient l'âme d'une couche mélancolique.  Les gens grimpaient dans le piétinement silencieux du quai, la sirène couinait, fade, et le train s'ébranlait, reprenant péniblement son mouvement lent et taciturne.  Le temps gris s'étendait sur la campagne industrielle à l'odeur ferrailleuse et rancie.  La morne plaine délavée filait par les vitres crasseuses, l'ennui s'infiltrait en lui comme l'eau dans le sable.  Ils étaient sinistres ces trains de banlieue, ils résumaient à eux seuls l'existence désolée de milliers d'individus.  A intervalles réguliers, chaque journée, ils ramassaient les uns après les autres, des grappes d'êtres fanés et résignés qui s'agglutinaient dans un silence suant, au fond du compartiment en tôle d'aluminium.  Des toux excédées crachaient leur quinte glaireuse dans la plainte régulière des rails.  Et c'était l'enfer toutes ces faces putrides, immobiles dans cet espace clos, ces chairs flasques et blanches amoncelées, accrochées aux montants ou vautrées sur le Skaï collant des banquettes éventrées ou défoncées.  Ces haleines rances, ces poils, ces purulences, ces exhalaisons lui tournaient le cœur.
  La vie parfois, montrait sa face ignoble et abjecte.  L'humanité n'était souvent qu'une mare stagnante et infâme où coassaient les personnages gluants de la vie quotidienne, les hommes au faciès de grenouille... Tout cela n'était pas très ragoûtant, c'était même assez innommable.  La vie avait deux faces comme les pièces de monnaie, comme les divinités mythologiques, une ravissante et l'autre répugnante.  Il était donné d'avoir plus souvent affaire à celle justement qu'on craignait bien sûr, mais il arrivait parfois qu'elle tourne un peu la tête et son visage resplendissant rayonnait soudain, éblouissant le masque hideux.  Telles étaient ces gracieuses apparitions qui prenaient part parfois, au voyage ferroviaire.  Et c’était comme un rayon de soleil qui brusquement se serait glissé au travers des vitres, comme si une licorne ailée et lumineuse s'était infiltrée dans la horde sordide.  C'était une jeune femme ravissante, au visage doux, absolu comme les ciels bleus du soir sur la mer.  La vie était espiègle, la vie aimait les contrastes à diluer dans l'eau noirâtre la liqueur sublime qu'était cette créature qui venait de faire irruption dans cette cour des miracles, dans ce train besogneux où il était mêlé.
  On est que de passage sur la terre ; le jour où l'on partira, on n'emportera rien, pas même sans doute ce qu'il y avait dans notre tête, alors il faut prendre les choses avec le détachement qui s'impose, il faut savoir trier le bon grain de l'ivraie.  Ce qui est important ici bas sont les soleils rougeoyants dans la poussière, ce sont les galets ronds des plages et la blanche écume qui vient s'étendre sur les cristaux du sable, ce sont les raies de lumière à travers le feuillage des arbres, c'est la tiédeur printanière, c'est la blondeur d'une mèche de cheveux ou la noirceur d'une frange, c'est la nuit sans fin des espaces et les grains d'un regard, c'est la beauté farouche et insolente de cette femme qui monta ce jour là dans ce train monotone.
 

N. ES. Elodie, blonde, 23 ans, style romantique aimerait vivre une belle histoire d'amour durable.  Tel : 01.24.I7.55

N. ES. Catherine, 20 ans, fille de la nuit et pleine de sex-appeal.  Elle aimerait rencontrer un beau mâle, sexy, fort pour la faire jouir très fort.  Tel : 01.56.75.36

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N. ES. Bruno, grand, brun, 32 ans, mince, gentil voudrait une soirée avec une femme de 25-35 ans qui soit grande, bien faite, blonde ou rousse, sensuelle.  Il adore faire ou recevoir
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  Quand elle atteignait la rubrique «rencontres» de la page des annonces, Judith ne pouvait se retenir de toutes les parcourir.  Miroitaient dans ces lignes, le cru, le vulgaire, la bêtise, la prétention, la naïveté et parfois même le sublime comme ce jour où elle avait répondu à l'une d'entre elles, un jour où elle avait pensé que plus rien n'aurait su l'émouvoir, un jour où son désir des hommes lui sembla définitivement évanoui.  Elle se souvenait de tout avec une précision extrême.
  Le prénom, tout de suite l'avait charmée, et aussi le caractère éphémère de l'aventure offerte.  Elle avait composé le numéro non sans frissonner puis une voix masculine, basse et amicale avait décroché.  Elle avait vécu, l'espace d'une nuit, dans les bras de cet homme, une immense passion.
  La liste des annonces de rencontre provoquait chez elle la même attitude qu'elle adoptait lorsqu'elle évoluait dans les rayonnages des bibliothèques.  Un titre vous retenait puis on tentait de se représenter à l'aide du texte plaqué au dos de la jaquette, l'intérêt du récit.  Ici, en l'occurrence, l’âge et le prénom pouvaient lui plaire et, tel un médium, tâchait de deviner la silhouette ou le visage de l'être dissimulé derrière le message.  Elle jouait à une partie de colin-maillard cérébral qui même à 1'usage, ne la lassait pas.  Dans la multitude des individus vivants au même instant, il existait à coup sûr, quelque part, un autre être vous convenant absolument dont la seule présence pouvait vous combler.  L'obstacle était de le rencontrer et ces longues listes où se mêlaient les aspirations les plus platoniques avec les convoitises les plus sordides se proposaient de supprimer les caprices du hasard souvent guère empressé à contenter les souhaits même les plus légitimes.
  Dans l'ombre de chaque formule était à l’affût une conscience à la poursuite d'un rêve.  Au détour d'une ligne peut-être était-ce l'aventure en suspens qui vous guettait comme la pièce d'or qu'on découvre sous ses pas.  L'exaltant était que tout était imaginable ; sous l'esquisse des mots, l'extraordinaire devenait concevable.  L'idéal s'incarnait sous l'une de ces formules mystérieuses et vagues, voilé dans un code téléphonique.
  Les câbles électriques cliquetèrent. Judith replia le journal et le fourra dans son sac, le train se profilait dans le lointain.
  Les portes se rabattirent.  Elle empoigna la barre verticale et fit un peigne de ses doigts pour rajuster ses cheveux.  Des regards d'hommes se braquèrent sur elle, d'autres se détournèrent comme giflés.  Elle était belle et elle le savait.  Elle fit le tour des têtes d'une vision circulaire et enfonça sa main dans sa poche.  Les types, elle pouvait tous les avoir, mais la majeure partie ne valait même pas un regard, des mous, des tendres, des dociles, des romantiques avec tout ce que cela sous-entendait de niaiserie mièvre.  Quand ils la croisaient, ils ne pensaient plus, tous, qu'à une seule chose, lui enfoncer tout au fond, leur larve entre les cuisses.  Elle ne les méprisait même pas, elle les dédaignait, elle ne les voyait pas.  Leur existence était aussi fugitive et impersistante que les automobiles ou les nuages qui filaient au ciel, tous indistincts et indifférenciés.  Elle préférait contempler les portraits des panneaux publicitaires, ces visages impérieux, toniques et volontaires.
  "Vos yeux sont très beaux.", "Ton regard est fascinant.", "Tu sais que tes yeux sont d'une clarté étrange, remplis d'une pluie lumineuse ?"
  Oui ! Elle le savait, bien sûr qu'elle le savait ! On le lui avait si souvent répété et elle n'était pas aveugle... Leurs compliments extasiés et leurs éloges l'exaspéraient.    Toujours les mêmes phrases, les mêmes propos flatteurs et admiratifs, les mêmes litanies plaintives et éplorées. Oui ! Elle était belle. Oui ! Elle ne suscitait que l'amour. Oui ! Pour un seul de ses regards ils étaient prêts à se damner. Mais elle n'était pas une œuvre d'art, un marbre de musée, un Raphaël à posséder.  Elle avait des incertitudes.  Elle aussi avait besoin d'être charmée, de désirer.  Elle en avait assez de devoir tenir ce rôle de déesse intouchable et sublime régnant sur une horde de nabots soumis.  Elle aurait voulu qu'on lui donnât la réplique, que quelqu'un à sa mesure la contre et répartisse.  Avec les êtres, tout était pour elle toujours trop simple, toujours gagné d'avance, ils se pliaient, ils abdiquaient au moindre mouvement de ses lèvres, à la moindre ombre d'un souhait.  Elle était le cygne dans la terne compagnie des canards.
  Au début, la succession des aventures l'avait divertie.  Elle jouait avec les hommes comme avec des marionnettes reliées au bout de ses doigts.  Elle était capable de leur faire accomplir n'importe quoi.  Ils roulaient leurs yeux, ils s’aplatissaient avec dans leur regard, la lueur servile des chiens pelés.  Des serpillières !  Ils avaient fini à force de tant de soumission par user jusqu'à sa pitié et elle s'était durcie comme du métal trempé, elle était invulnérable et puissante.  Un jour, une image s'était imposée à son esprit ; elle était de la même race que ces femmes qu'on voit sanglées de cuir, superbement belles et impitoyables, bottées, sensuelles, d'une sensualité animale et dominatrice.
  Puis elle s'était lassée de jouer avec ses soupirants inconsistants.  Ils lui indifféraient comme la souris que le chat ignore quand il l'a éventrée d'un coup de patte.  Et on la disait froide. Mais elle n'était pas froide, elle était ardente véritablement. Simplement le cercle des êtres susceptibles de l’animer s'était singulièrement restreint.  Elle ne vivait plus maintenant que dans un monde d'ombres vagues et indifférentes.
  Elle était jeune, elle était désirable et contre rien n'aurait limité son bonheur au cadre étroit du couple et des enfants comme ces femmes qu'elle rencontrait parfois, d'une beauté prometteuse et garante d'un destin exceptionnel qui n’avaient trouvé rien d'autre en ce monde, oh ! Inestimable gâchis, que de pondre des marmots.
  Sa vie voulait être fougueuse, éloquente, haute en couleurs, dynamique et vertigineuse.  Sa vie devait l'étourdir de sensations continûment renouvelées pour valoir d'être vécue.  Sa vie devait n'être qu'une succession de scènes aux éclairages cinématographiques, aux clairs-obscurs, aux plans serrés, découpés de zoomings et travellings surprenants.

  Quand il l'a vit dominant les rangs, ce fit à Simon l'effet du soleil qui s'installe l'espace d'une journée dans le ciel d'un hiver pluvieux.
  Des yeux gris à force de beauté sombre comme les reflets ténébreux des eaux trop profondes, pensa-t-il, mais c'était de ces choses qu'il gardait pour lui et qu'en dépit de toutes les tentations, n'aurait murmurées.
  Judith était perdue dans ses pensées lorsqu'elle avisa, parmi les passagers, un type qui la dévisageait d'une façon étrange et tranquille.  Les traits n'étaient pas laids mais ils étaient loin d'atteindre l'harmonie de ses visages préférés.  C'était plutôt une expression plaisante de chaleur.  Oui, celui là aurait valu qu'on s'y arrêtât. Elle posa son regard sur lui et sourit en elle-même du caractère dérisoire des annonces qu'elle venait de feuilleter.  Il était là celui qu'elle voulait, elle en avait brusquement l'intime conviction ; c'était ce type au charme tourmenté qui ne la quittait pas des yeux dans le compartiment.
  Et puis, par un brusque revirement d’élan, peut-être à cause du lieu si peu engageant, elle supposa qu'il était sans doute marié, de toutes les façons lié à une femme qui devait partager sa présence et son apparence secrète.  Elle laissa se dérober le songe et tint l'homme encore un peu dans ses pupilles, sans plus rien imaginer, sans plus rien espérer.
  Le train ralentit son allure puis stoppa contre le quai.  Simon vit des pardessus, des imperméables coiffés se déverser dans la gare puis la femme lâcher la barre de soutien et les rejoindre.  Elle fit une pose, l'observa à nouveau quelques secondes et repassa sa main dans ses cheveux avant de disparaître par l’Escalator.
  Simon vit son rêve s'échapper comme un mourant à qui l'on tient la main et qu’on ne peut retenir sur la pente de l'inconscience éternelle.  Une décharge nerveuse le parcourut.
  Il ne comptait plus maintenant, les tours de périphe qui avaient illuminé ses nuits électriques.  Et ce soir, il sentit que celui-ci l'attirerait encore dans sa folle révolution.

  Il s'assoit derrière le volant et actionne le contact.  Le moteur ronronne souplement dans le jeu de ses pièces bien graissées.  Il fait pivoter la commande de l'éclairage et le tableau de bord s'illumine d'une lumière plate et colorée sous l'invisible verre de protection.  Dans la nuit, il a l'impression de se trouver dans la cabine de pilotage d'un Boeing.  Tout est avalé par la pénombre excepté les cadrans, les aiguilles, les indicateurs et les différentes manettes.  La montre digitale égrène inexorablement ses minutes fluorescentes.  La carrosserie métallisée a des reflets pâles comme la peau d'un dauphin émergeant des profondeurs abyssales.  Le silence clos de l'engin a la faculté de l'apaiser immédiatement.  Il déboîte et se dirige vers la bretelle de l'autoroute qui conduit aux portes du périphérique. A deux heures du matin, le couloir circulaire draine une circulation fluide étale.  Cette pratique s'était révélée particulièrement efficace pour purger ses fibres nerveuses lorsqu'elles s'animaient d'un flux déphasé.  Les lignes qui défilaient, les voies goudronnées noires, la brume orangée, les rampes blanches, tout cela communiquait une atmosphère de piste d'aviation.  Sur ces vastes avenues libres, la vitesse ne se percevait plus, il s'engouffrait en trombe dans les passages souterrains qui amplifiaient d'un écho puissant le mugissement de l'accélération.  Il glissait littéralement sur le circuit poli et sa tension ruisselait comme la bobine d'un film long métrage, aplatie, aplanie sous le caoutchouc des pneus.  Il éprouvait une sensation vertigineuse d'espace et de liberté comme il pensait que devaient le goûter les adeptes du vol libre ou du delta.  Il voyait se succéder les immeubles, les arbres, les tunnels, les voies aériennes et pivoter la ville sur elle-même.  Il était dans un manège, un manège pour adulte excité ou désespéré, un manège effréné et gigantesque où l'on raclait son désespoir et sa fureur sur les granulés du revêtement qui prenait l'apparence élastique d'un épiderme.  Il ne branchait pas les stations, il écoutait seulement le chuintement des pneumatiques qui bourdonnaient.  La nuit était posée sur son véhicule rutilant haute cylindrée avec la lune immobile comme le centre de sa rotation insensée.
  Dans la cité silencieuse, dans les alvéoles des immeubles, les gens dormaient ou buvaient ou fumaient des cigarettes contre la vitre sombre, ou tentaient de retenir sur les touches d'un piano des notes fugitives ou des mots dans le champ neigeux d'une page pour apprivoiser la tristesse.  D'autres se tapaient la tête contre les murs et certains, dans le meilleur des cas, confondaient leur corps dans des étreintes éphémères.

  Par la vitre légèrement baissée s'infiltre un filet de vent tiède et parfumé de la chlorophylle des arbres.  Il double, se rabat sur les files de droite pour échapper aux radars et remet les gaz, prenant des pointes démesurées hors du champ des détections électroniques.  Il file comme un étrange vaisseau spatial en apesanteur.  La vitesse est grisante et agit comme un puissant tranquillisant.
 
 

 
© Nérac, 1999

 

 
 

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