L'affectation
 

  Lui, c'était Daniel Pitet.  Ses fonctions : flic affecté à la circulation.
  Dans les films, ce poste était réservé aux inspecteurs déchus, aux maladroits, à ceux qu'on voulait oublier pour faute professionnelle ou incompatibilité d'humeur avec leurs supérieurs.  La nomination à la "circu" comme ils disaient, tombait comme une sanction, d'ailleurs, c'en était une. Mais lui, Daniel Pitet, il n'avait pas commis d'erreur professionnelle ou de bavure scandaleuse.  Il avait été placé à la "circu" dès son premier jour de service comme ces écoliers qui, dès la rentrée, se faisaient administrer une fessée déculottée par l’institutrice sévère et courroucée.
  A ce carrefour, chaque journée, il abandonnait quatre heures de sa vie comme un fantôme lugubre, une âme en peine purgeant son karma.  Il arpentait des heures durant les quelques mètres de trottoir qui séparaient le point d'observation de l'avenue et le commutateur des feux.
  Le flot des voitures qui s'écoulait laborieusement comme une cohue de tortues géantes l'étourdissait d'ennui.  Des rangs métalliques, s'élevaient la rumeur assourdissante des Klaxons et l'impatience excédée des chauffeurs qui se répandait dans la lumière comme une onde nerveuse.
  Il craquait.  Toutes les tronches derrière leur pare-brise qui le narguaient d'une imperceptible expression narquoise le rongeaient comme une invasion de fourmis carnivores.
  Ils se foutaient de lui et il devait ravaler sa hargne.  Tous ces sourires détournés, ces mines joviales, ces persiflages complices qui s'échangeaient dans l’isolement des habitacles, il les interprétait bien. Mais que dire ? N'avait-on plus le droit d'étouffer un fou rire ? Etait-ce une infraction ? Il fallait bien encaisser, faire comme s'il ne voyait rien, supporter, fermer les yeux.
  Il n'était pas paranoïaque, hélas... Car si cela eut été le cas, il aurait eu la ressource de se soigner et l'odieux supplice aurait enfin cessé.  Il était mentalement sain et tant que ses fonctions lui infligeaient la station de poireau, il était contraint de noyer dans son ventre les quolibets silencieux adressés par une population opprimée par des années de servitude et qui s'en donnait à cœur joie sur cette victime lâchée en pâture.
Ils le savaient bien tous, et lui le premier, qu'il n'y avait qu'à poster un flic à n'importe quel carrefour pour provoquer à coup sûr un embouteillage.  Les minuteries électroniques étaient bien plus performantes qu'un pauvre type en képi.  Il avait beau s'appliquer en mobilisant toute son intelligence, jamais il ne parviendrait à égaler la parfaite synchronisation des circuits imprimés.  Il se concentrait, il tentait d'évaluer l'envergure de l'encombrement pour déclencher le signal mais très vite il se trouvait submergé par le torrent des véhicules et malgré tous ses efforts pour reprendre en main la densité du trafic, les quatre voies finissaient toujours par se saturer, par s'engorger puis par se paralyser.  C'était sa hantise.
  Son supérieur, Léon Mouillard, lui flanquerait un nouveau rapport au cul qui retarderait son avancement et le maintiendrait à ce poste abominable.  C'était le cercle vicieux.  Déjà trois ans que les atomes d'oxyde de carbone se fixaient aux globules de son sang.  Il finirait par crever d'une leucémie s'il n'enrayait pas le déferlement des rapports.  Il détestait son chef avec sa face rougeaude, sa moustache et ses veines gonflées de vinasse.  Le salaud.
  Et c'était lui, Pitet qui crevait à petit feu pendant que ce pochard de Mouillard pitanchait à tous les zincs de la ville.  C'était lui qui stationnait sous la pluie glacée, se faisait arroser par les voitures boueuses, s'ennuyait à mourir, dressé comme un épouvantail noir dans un champ de béton...
  Et toujours les trognes hilares des automobilistes.
  Il était un pantin, un bouchon agité au gré des décisions administratives, un pion inefficace et même incohérent puisque son rôle au contraire d'être utile était nuisible.  Peut-être qu'on le plantait là comme signe manifeste de la force publique ? Il fallait bien que les citoyens vissent quelques spécimens de leur police pour qu'elle conserve sa fonction dissuasive et garante de l'Etat...
  Au début il avait cru à son rôle, au respect, à la justice, à la police et à la société. Il avait la foi, la vocation, il y avait cru vraiment.  Toutes ses illusions s'étaient émoussées.  Son pistolet sans munitions qui lui battait les flancs l'encombrait à présent et il n'aurait même plus levé le petit doigt pour venir en aide à quiconque.  En quelques années, il était devenu un gros abruti de flic dans toute sa splendeur.  Et par-dessus tout cela comme une couche de rouille, il était aigri.
  Un type accéléra et une gerbe d'eau sale vint souiller ses vêtements.  Il pensa aux étoiles d'encre qui venaient gicler sur la blouse blanche de professeurs martyrisés.
Dans les encombrements, il vit se profiler le camion bleu de l'autorité.  Marcel venait prendre la relève.  Pauvre vieux.  Tant mieux.  Il avait mal aux jambes.  Marcel lui avait dit : « Mon vieux, au bout de dix ans de ce régime, t'auras des varices aussi épaisses qu'une vieille pute."
  Il ne plaisantait pas Marcel.  Il lui avait exhibé le ravage de ses pauvres cannes violacées, ficelées de tuyaux noueux.  Pitet avait pâli.  Pas de pitié, Marcel poursuivrait jusqu'à s'en faire péter les artères parce que Léon Mouillard ne faisait pas de sentiment avec les subalternes.  Les poules mouillées, les douillets, il leur cassait les reins.  C’était son expression et en disant cela, il serrait à tout rompre son poing rouge d'ivrogne.
  Il était un temps où Pitet se demandait si les gras personnages bardés de tricolore qui pondaient les circulaires et signaient les arrêtés ministériels étaient sincères ou bien farcis d'une pure mauvaise foi.  La question, il ne se la posait plus. L’observation du bon sens commun était sans réplique : on les gratifiait de discours moralisateurs truffés d'intentions et de valeurs auxquelles personne pour son propre compte n'ajoutait foi. La justice, l’honnêteté étaient de vastes impostures.
  Elles étaient propres leurs missions… Pitet parfois, ressentait comme un sentiment de honte, une trahison envers lui-même…
  On les entassait tous dans la fourgonnette, lui, Marcel et les autres.  On les larguait à des points cruciaux comme des mines et ils étaient chargés d'aligner les contrevenants au code de la route. On leur promettait une prime, un pourcentage sur leur récolte de prunes et la volaille donnait libre cours à toutes les magouilles et intimidations inimaginables. C’était institutionnalisé, une pratique admise et même imposée mais toujours dissimulée.

  Après cela, il ne fallait plus s'étonner des sentiments peu engageants de la population à l'égard des flics... Quand ils voyaient un flic, les gens changeaient de trottoir.  On les fuyait, on ne les regardait pas, comme ces chiens furieux devant lesquels on presse le pas pour ne pas se faire mordre.
  S'ils avaient su tous, les manigances, les procédés malhonnêtes qu'employaient les tenants du pouvoir.  Des véreux, tous des véreux… Et la quasi-transparence des motivations et des scandales n’y changeait rien.
  La fourgonnette grimpa sur le terre-plein central et Marcel en descendit muni de sa pèlerine blanche imperméable.  Ils échangèrent une rapide poignée de main et Pitet s'apprêta à monter à l'arrière.  Léon souriait de toutes ses dents déchaussées en faisant onduler la feuille du dernier rapport.
  Il lui collait des rapports au cul comme on accroche des casseroles à la queue d'un chien.  Pitet n'en pouvait plus, il le haïssait ce vieux sadique suintant l’alcool qui l'avait pris comme tête de turc.
  Pitet reposa son pied à terre et, sans se retourner, s'éloigna à pieds vers le commissariat.
  Le soir, il rentra chez lui épuisé, fourbu.  Il ôta ses chaussettes noires puantes de flic de la circulation et une immense tristesse, une lassitude infinie l'envahit comme l'odeur rance qui grimpait de ses pieds.
 

  Il s'installa sur le banc à l'arrière du fourgon rangé dans la cour du commissariat.  Il était horriblement tôt.  Le jour était encore loin de se lever.  On les avait mobilisés, lui et son collègue Marcel pour suppléer à l'absence de l'inspecteur Méril et représenter surtout des témoins assermentés dans le déroulement de l'exercice des fonctions attribuées à Mouillard.  Etaient présents aussi, l'inspecteur Binet, adjoint principal de Mouillard et un chauffeur.  Avant le départ, le commissaire, leur haut supérieur leur avait remis, à Marcel et Pitet, un chargeur chacun à n'utiliser sous aucun prétexte, leur avait-il fait la plus vive recommandation, excepté en cas d'irréfutable force majeure menaçant leur vie ou celle de leurs supérieurs.
  L'affaire n'était guère périlleuse mais pour Pitet, c'était une première.  La mission confiée à Mouillard ce matin était d'appréhender un petit truand minable, trafiquant à ses heures, au moment où son revendeur viendrait livrer la marchandise, à l'heure où en Angleterre, les laitiers déposaient les bidons au perron des villas.
  Ils se postèrent à l'affût, voilés par un bouquet d'arbres pelés et commença l'attente.  Le type pouvait se pointer d'un instant à l'autre, tout de suite ou bien dans une heure, voire même deux.  Il fallait le laisser entrer, patienter encore un peu le temps que s'effectue la transaction et constater le flagrant délit.  Normalement, le type ne devait pas opposer de résistance.  On les embarquerait sans réveiller le quartier et il n'y aurait plus qu'un banal rapport à taper.  En somme, une journée matinale mais bien rétribuée.  Le chauffeur passa à l'arrière de la fourgonnette et débuta le relais de la surveillance.  Pitet avait chaussé ses bottes fourrées et il avait bien fait, se félicita-t-il, le froid pinçait rudement.  Il se rencogna contre le dossier et attendit son tour de vigie.  Mouillard fit sauter sa sacoche sur ses genoux et en dégagea sa flasque emplie de Gin pur.  Il descendit une rasade et son expression s'anima.
  - Faudra songer à installer la radio dans c'te foutue camionnette, lança-t-il.  Je vais tout de même pas me coller un Walkman sur les oreilles comme tous ces petits cons !
Binet lui répondit d'un sourire contraint et Mouillard s'avala une deuxième rincée.  Pitet se retourna vers la fenêtre grillagée et observa la rue déserte un peu tremblée sous la lumière blafarde des lampadaires à boule.
  Il serait bien resté couché comme les habitants du quartier, tranquillement inconscients de toutes les merdes du monde.
  Marcel comptait ses doigts, les pieds joints, les jambes pendantes ; ça lui évitait de croiser le regard vitreux de son chef.  Le chauffeur vint prendre la place de Pitet qui s'installa au poste de guet.  Il ne tarda pas à voir s'avancer une voiture qui roulait à basse allure et stationna le long de l'immeuble.  Un type en descendit et s’engagea dans l'escalier du truand.  C'était lui, le contact.  Mouillard rangea son flacon et balança son sac sous la banquette.  Il observa sa montre.  Binet ouvrit le fourreau de son revolver sanglé autour de son abdomen.  Au bout de cinq minutes, ils surgirent sur la pointe des pieds à l'arrière du fourgon.  Le chauffeur se réinstalla au volant.  Ils s'engouffrèrent à la suite de l'ombre qui les avait précédés dans l'escalier et s'immobilisèrent en face de la porte.  Marcel fut délégué pour sonner tandis que Binet et Mouillard le couvriraient en cas de nécessité.  Le son strident résonna dans la nuit, on entendit des bruits étouffés et confus, un murmure derrière la cloison puis un long silence.  Mouillard qui s'était renfoncé vers le mur de l'escalier hurla d'une voix rauque :
  - Ouvrez ! Police.
  Marcel aussitôt s’écarta de la porte et s'abrita lui aussi sur les premières marches en contrebas.  Un vacarme se fit dans l'appartement, un bruit de chaises traînées sous l'effet d'une précipitation puis une voix brutale s'éleva :
  - Bande de salauds, laissez-moi.  Barrez-vous ou je tire dans le tas...
  - Fais pas d'histoires Churat, ouvre la porte et fais pas le con, ordonna Binet.
  - J'ai rien fait, gueula le type.  J'ai rien à me reprocher. Barrez-vous !
  - C'est ce qu'on veut vérifier, continua Binet.  Allez ouvre !
  - Ouvre la porte bon dieu ! Cria Mouillard, ou on la défonce.
  - Foutez le camp les mecs, je veux pas retourner en tôle, j'ai ma môme avec moi.
  - Ouvre, renchérit encore Pitet à qui on avait rien demandé.
  On entendit une détonation et la porte doublée de carton fut déchiquetée en son centre par une balle d'un gros calibre.
  L'affaire se corsait et Pitet faillit se faire atteindre.  Il recula d'un pas et se rangea de la trajectoire.  Binet brandit son arme qu'il tenait visée sur la porte.  Mouillard tremblait comme une herbe folle.  Marcel grimpa quelques marches.  Lui, il était juste le témoin assermenté, il ne voulait pas être mêlé à la fusillade.
  Churat, à la suite du coup de feu s'était écroulé sur une chaise, à l'écart de la porte qu'il tenait toujours dans la visée de son arme.
  Son complice, alarmé par les proportions où sombrait l'affaire, s'était enfui par la fenêtre au risque de se faire coincer par les gendarmes en faction qui pouvaient sillonner le périmètre.  Il avait laissé la marchandise dans l'appartement pour se décharger complètement au cas où on l’arrêterait.  Il avait atterri sur la pelouse, avait sauté dans sa voiture et avait disparu aussitôt dans le prolongement de la rue.  Le chauffeur du car de police avait vu la scène mais n'avait pas bronché une seconde, même, il s'était aplati un peu plus sur son siège.
  Le type était cerné, il le savait et en tirant, il s'était engagé dans une situation inextricable et grave.  Malgré tout le raffut, sa môme dormait toujours ou faisait mine car il ne l'entendait pas.  Il était fait comme un rat, et avec elle, il ne pouvait rien tenter.
Les flics, derrière la porte, s'étaient tus.  Il osa une fraction de seconde penser qu'ils étaient peut-être redescendus, mais non, ils devaient se concerter sur la conduite à adopter et l'ordre des mesures à suivre.  L'immeuble était redevenu calme.  Il ferait mieux de se rendre avant que les circonstances prennent un tour irrémédiable.  Il regarda les sachets de poudre blanche obturés d'un trombone et les compta un par un pour ne pas risquer de se tromper.  Il en dénombra vingt cinq.  Ca faisait une sacrée quantité.  Il les laissa sur la table, éparpillés comme les avait abandonnés le fournisseur.  Putain ! Il ne pouvait tout de même pas balancer ça dans les chiottes.  Et puis, lui aussi en prenait un peu de temps en temps.  Il fallait tenir, pour sa môme, il ne voulait pas qu'ils la foutent à la DASS.  Jamais, non, il fallait trouver une solution, gagner du temps, les empêcher de pénétrer dans la pièce.

  Pitet s'était accroupi.  Il s'étonna de voir le pantalon de son chef complètement trempé à l’entrejambes.  Le con, pensa-t-il, il a fait dans sa culotte.  Mouillard regardait le plafond, il avait les yeux vagues, l’alcool faisait son effet.  Pitet sentit son revolver le démanger, mais il ne savait pas contre qui.  Il aurait voulu tirer des coups de feu dans les murs, dans les carreaux de la cage d'escalier, dans les portes, faire des cartons.  Il aurait bien échangé sa place avec le type enfermé à l'intérieur, pour le plaisir de tirer un peu partout, n'importe comment, par la fenêtre même, sur le car de police planqué sous les arbres.
  Binet dévisagea Mouillard et il devina tout de suite que la prise des responsabilités avait réellement changé d'épaules. C'est lui qui allait décider de la suite des événements mais justement, il ne savait pas quoi entreprendre.  Il restait là, silencieux, à braquer la porte éventrée au milieu et qui ne décidait pas à s'ouvrir.
Churat était une bête traquée, il respirait vite et profondément comme les animaux sauvages acculés par la horde canine.  Il avait aussi leurs yeux luisants de la fin toute proche.  Il se dressa sur la pointe des pieds et le plus souplement possible entra dans la chambre de sa fille.  Elle dormait, les cheveux en désordre par le sommeil. Il promena ses doigts sur son front à la naissance de ses cheveux.  Elle était bien tranquille, elle ne se doutait pas de la présence des hommes en uniforme, juste au seuil de la maison.  Elle dormait, mêlée à ses rêves coloriés.
  Churat retourna sur sa chaise mais il posa le revolver à plat sur la table.  Il pensa que s'il avait eu son certificat d'études, ce serait peut-être lui qui serait dans le corridor avec les zouaves à guetter un malfaisant de son espèce.  A cause d'un bout de papelard paraphé d'une signature en zigzag, une vie pouvait basculer du tout au tout.  A cause du fric qui lui avait toujours manqué, en somme, à cause du papier et de l'encre comme ceux dont étaient faits ses rapports de police, son acte de naissance et son mandat d'arrestation.
  Il se leva sans effleurer le revolver et se dirigea vers la porte.
  Pitet tressaillit en voyant tourner la poignée et, sans réfléchir, quand il vit s'entrebâiller la porte, il tira.  Il tira à plusieurs reprises sur la silhouette grise alignée dans le rectangle qui venait de s'ouvrir.  Le type referma la porte et s'affaissa contre le battant.

  C'est Mouillard qui passa les menottes à Pitet, il le poussa sans complaisance au fond du panier à salade et tenait dans ses mains le képi qu'il lui avait retiré.
  Pour le coup, ce fut une bavure monumentale qu'avait exécutée Pitet, une bavure qui lui valut une peine sévère et non moins exemplaire comme il se doit avec les scélérats de la pire espèce.  Etant au plus bas degré de l'échelle, il ne fut pas rétrogradé, muté ou amnistié.
  Il ne lui vint jamais à l'esprit durant ces longues années d’incarcération, même au plus profond de la pénombre du cachot, qui, dit-on clarifie les pensées, que le type qu'il avait tué, c'était un peu lui, celui qu'il aurait pu être s'il n'avait pas décroché son certificat d'études, ce bout de papelard paraphé d'une signature en zigzag.
  La société refoulait ses exclus, ce jour là, elle fit d'une pierre deux coups.
 
 

 
© Nérac, 1999

 

 
 

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