Avant-propos


  J’ai trouvé, dans une boîte à sucres, au fond d’un buffet familial, une épaisse liasse de lettres retenues par un élastique. C’était la correspondance de mon grand-père avec sa femme, durant un an et demi, tout juste à la veille de la seconde guerre mondiale. Le papier avion utilisé était extrêmement fin et les pages grand format étaient remplies d’une écriture très serrée et ordonnée qui ne voulait perdre aucun centimètre carré le reliant à elle. S’il postait une lettre tous les deux ou trois jours, il écrivait quand même quotidiennement, perdu qu’il était, avec ses camarades, militaires comme lui, sur les mers d’Asie. Son occupation d’écriture qu’il effectuait avec régularité, devait lui éviter de se dissoudre dans la moiteur ambiante de l’Indochine, et lui permettre de maintenir le lien qui le rattachait à sa famille.
  J’ai lu attentivement le journal épistolaire de cet homme que je ne connaissais pas, et dont je n’avais jamais entendu parler alors qu’il était pourtant mon grand-père paternel. J’ai lu ses pensées et ses préoccupations au jour le jour, appris ses sentiments et ses valeurs. Et soudain, il m’est devenu proche, comme si je venais de le rencontrer, mais de le rencontrer vraiment, en chair et en os. Comme s’il avait décidé de me rendre une petite visite imprévue, venant de nulle part, et brusquement pourtant très intime, pour causer un peu. Son écriture me l’a rendu bien plus proche qu’une simple photo, bien plus présent. J’ai eu l’impression d’être près de lui, juste derrière, quand il écrivait ses lettres dans sa carrée, immobile et suant, simplement rien qu’en restant assis, là, dans cet enfer tropical.
  Je l’ai soudain découvert, lui qui n’a jamais dépassé l’âge que j’avais lorsque j’ai eu mon fils. Et j’ai été touché par son ton simple et sans manières. J’ai retrouvé, par delà les générations, des façons de penser ou de ressentir qui me sont familières.
  Si je l’ai approché un tant soit peu, je le dois à son écriture. Ce petit paquet de feuilles pliées l’a sauvé de l’oubli définitif plus efficacement que n’importe quelle autre réalisation à laquelle il aurait pu se consacrer.  Et je me suis alors trouvé au moins un point commun avec lui : l’écriture.

  Au commencement de l’acte d’écrire, pour moi, est la révolte. Ecrire, c’est dénoncer.  L’écriture est une arme magique extraordinairement puissante que même le temps n’entame pas.
  Ecrire est l’arme élémentaire pour lutter contre la domination et l’oppression puisqu’elle libère l’expression de la vérité qui est la première marche vers la liberté, à franchir, pour ceux qu’on a aliénés. L’écriture traverse la mort et le temps parce qu’elle reste et demeure même après ceux qui ne sont plus, après les batailles, par delà les victimes et les bourreaux. Sous toutes les dictatures, sous tous les régimes totalitaires, le premier qu’on enferme est celui qui écrit, le journaliste ou l’auteur dissident, l’écrivain. Car c’est de lui que la menace pourrait surgir, lui qui risque de délivrer les consciences, première condition nécessaire à une possible rébellion.
  N’étant pas écrivain professionnel, j’ai le privilège d’écrire pour mon plaisir et uniquement pour cela. Nulle raison purement alimentaire ne me contraint à remplir des pages pour « produire » une œuvre monnayable. Ainsi, de longues périodes où je n’ai rien à exprimer peuvent s’installer dans le temps sans que rien ne me talonne. Je n’écris que lorsque l’inspiration vient et je prends cela comme un luxe.
  Internet, lorsqu'il devint accessible, m’est alors apparu comme un bon moyen d’ouvrir mes tiroirs sur l’espace extérieur. Je ne subis aucune pression éditoriale, de mode ou de commande, et ne dois m’exécuter devant personne, même si je reste attentif à évaluer les conseils d’amis avisés.
  Je crois bien maintenant, maîtriser à la fois, l’espace et le temps.
 

 
 

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